Résumé

Baudelaire, prédisant notre « ruine universelle », déclarait platement: « le monde va finir »; Duras jugeait que la seule politique du monde était qu’il « aille à sa perte »; Houellebecq, titre après titre, poursuit l’examen d’un anéantissement jugé irréversible. Des jérémiades du poète face à la catastrophe imminente aux imprécations du chroniqueur réactionnaire et paniqué face à un présent décadent où se devine déjà la fin, du romancier dystopique en passant par le mélancolique ressassant les révolutions perdues et contemplant un avenir sans horizon qui chante, la littérature regorge de prophètes de malheur. Nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui, depuis deux siècles, se sont voulus Cassandre et ont fait de leur œuvre le lieu de prédictions diverses sur l’avenir incertain du monde—et souvent, du même geste, celui de la littérature. C’est à eux que ce numéro de Romanic Review est consacré.

L’effroi au-dessus de nos têtes.

Partout, l’inquiétude.

Et la sonnette du portillon qui annonce encore,

toujours, que le temps des monstres

et des catastrophes n’est pas

derrière nous.

—Camille de Toledo, L’Inquiétude d’être au monde

Je peux dire que je l’ai vue venir, moi, la catastrophe.

—Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

Baudelaire, prédisant notre « ruine universelle » et au risque de sentir monter en lui « le ridicule d’un prophète », déclarait platement : « le monde va finir1 ». Duras estimait que la seule politique du monde était qu’il « aille à sa perte 2 ». Valéry craignait que l’« abîme de l’histoire » ne soit « assez grand » pour avaler l’Europe3, et Bernanos, saisi par « un pressentiment funèbre », déclarait l’humanité toute entière « en péril de mort4 ». Houellebecq, titre après titre, poursuit encore aujourd’hui l’examen de notre anéantissement en cours, jugé irréversible. Annonçant la fin ou s’énonçant dans le temps d’après la fin5, l’écrivain-prédicateur « veille dans le désespoir6 » ; il peut se faire conservateur—et il ou elle est en effet souvent antimoderne7—ou bien mélancolique de gauche8: dans un cas comme dans l’autre, pour lui « the time is out of joint9 », notre monde est mal en point, complètement patraque, et toutes « les techniques de salut sont en panne10 ». Et toujours, bien sûr, le prophète de malheur parle du présent en faisant mine d’embrasser un futur qu’il contemple avec pessimisme. Les littératures romanes des dix-neuvième, vingtième, et vingt-et-unième siècles ne manquent pas de « figures prophétiques visant à entériner l’inévitabilité d’une destruction de grande ampleur11 », autant de voix qui crient, comme elles ne se lassent pas de le répéter, « dans le désert » : qu’on pense aux jérémiades du poète face à la catastrophe annoncée ; aux imprécations du chroniqueur réactionnaire aux prises avec un présent crépusculaire jugé décadent et où se devine, au-delà du désert culturel qu’il ou elle dénonce, déjà la fin ; au romancier dystopique dont les œuvres narrent (et souvent argumentent) la déroute d’un monde épuisé ; ou encore à l’essayiste politique ressassant les révolutions perdues et contemplant un avenir sans horizon qui chante. Le présent numéro de Romanic Review est consacré à ces nombreux écrivains qui ont fait de leur œuvre le lieu de prédictions diverses sur l’avenir incertain du monde—et souvent, du même souffle, celui de la littérature12.

S’inspirant des travaux de Max Weber qui distinguait l’autorité dont jouit le prophète, basée sur son propre charisme personnel, de l’autorité institutionnelle et traditionnelle du fonctionnaire en chaire qu’est le prêtre13, Gisèle Sapiro rend compte dans de nombreux travaux d’une redéfinition majeure du rôle de l’écrivain, soudain dépossédé de ses domaines de compétence sous l’impulsion des sciences sociales naissantes au dix-neuvième siècle, et bousculé par l’ « émergence de professionnels de la politique sous . . . la IIIe République14 » :

Face au prestige croissant que connaît la figure du savant . . . , les hommes de lettres doivent réaffirmer les fondements de leur autorité et leur pouvoir symbolique. . . . ‘L’intellectuel’ moderne [qu’invente Zola] possède nombre de traits idéaltypiques du prophète tel que l’a défini Max Weber . . . [il] fonde la légitimité de ses prises de positions sur son capital symbolique . . . , c’est-à-dire sur son autorité charismatique auprès d’un public . . . [et] cette figure de l’intellectuel prophétique s’oppose diamétralement à celle de l’expert apparue elle aussi à cette époque15.

Et, comme l’observe encore Sapiro, l’on pourrait ajouter : si le sociologue ou le journaliste a volé le présent à l’écrivain, et si l’historien lui a confisqué le passé, il ne lui reste alors plus que le futur, du moins « du point de vue du domaine d’intervention publique16 ». C’est ce qui expliquerait, en somme, la naissance de l’écrivain prophétique moderne, dans le sillage des mages romantiques qu’a magistralement étudié Paul Bénichou17. C’est aussi ce qui explique l’émergence de la figure de l’intellectuel autour de l’Affaire Dreyfus. Zola se fait également prophète, s’adresse à Félix Faure, le président de la République, pour lui annoncer—dans une lettre ouverte désormais célébrissime—que « l’histoire écrira que c’est sous [sa] présidence qu’un tel crime social a pu être commis18 ». Le prophète de malheur s’offre ainsi comme une figure qui permet de saisir en mouvement les politiques de la littérature19, à la fois en objectivant sa place dans l’institution littéraire, sa saisie des événements sociaux, culturels et historiques, et l’adresse au lectorat créé par le caractère performatif de sa parole oraculaire. C’est le caractère prophétique de sa parole qui détermine sa position par rapport aux autres acteurs du champ littéraire et par rapport à ceux qui mobilisent des forces hétérogènes pour contester l’autonomie de la littérature, pour remettre en cause la grammaire politique des lettres.

Mais tout prophète n’est pas forcément prophète de malheur. Comment faut-il alors concevoir la particularité d’une parole où l’apocalyptisme est forcément de mise ? Si la parole prophétique tend toujours à apparaître en période de crise sociale et de turbulences, la philosophe Anne Dufourmantelle distingue le fatalisme de Cassandre qui « contient le risque d’une dérive du prophétique en direction d’une volonté irrationnelle de maîtriser l’avenir » d’un autre sens du prophétique, incarné par Jonas, « la figure même du meilleur à contre destin20 ». Ainsi, comme le précise Nathalie Sarthou-Lajus, ce qui ferait « irruption dans la parole prophétique biblique, c’est, à l’encontre du fatalisme grec, le surgissement possible d’un avenir inespéré »21. Dans une telle perspective (et ici nous empruntons un peu violemment ce que Barthes disait du mythologue en conclusion de ses Mythologies), la « positivité de demain » serait pour le prophète de malheur « entièrement cachée par la négativité d’aujourd’hui » ; sa vision de l’avenir s’en trouvant ainsi peut-être réduite à « l’apocalypse la plus profonde du présent »22. Mais une telle distinction, aussi lumineuse soit-elle, ne permet peut-être pas de rendre entièrement compte des figures qui nous intéressent ici : en effet, il n’est pas sûr que ces « surgissements possibles », espérés ou inespérés, soient chez elles entièrement forclos.

Quel intérêt y a-t-il à s’intéresser à cette singulière figure à notre époque, où l’humeur générale semble être à la fin du monde23, où la contre-utopie s’estime réaliste,24 et où l’effondrement ne relève plus d’un « horizon prophétique », mais d’une « proximité historique25 », et alors qu’un ton apocalyptique, peut-être « adopté naguère en philosophie26 » est celui qu’emprunte désormais régulièrement la science ? À n’en pas douter, cette fin entr’aperçue n’est plus le seul « fantasme » de quelques millénaristes, mais est devenue « une catégorie universelle de l’expérience27 » ; peut-être ne doit-on pas s’étonner qu’un tel « retour du ‘‘temps des catastrophes’’ » réhabilite « la vocation des prophètes de malheur28 ». Mais qu’y a-t-il vraiment à tirer de ces textes, de ces prémonitions en nos temps de détresse29 ? Peut-on penser que le prophétisme qui pouvait auparavant, comme le suggère Alexandre Gefen en revenant vers les thèses de Sapiro, « être regardé ‘‘comme le moyen de reconquérir une autorité sociale et une parole universelle’’ » puisse servir « désormais essentiellement à faire face à des défis concrets30 » qui sont déjà les nôtres, et de ne pas se laisser aller au renoncement ? Bref, qu’il soit une manière ou une posture pour penser—en empruntant ces mots à Blanchot—« au bord du désastre », ou penser le désastre sous sa menace imminente en n’ayant « plus d’avenir pour le penser31 » ? C’est du moins le pari que l’on fera ici, en voulant croire que ces textes sont malgré tout fertiles, qu’ils permettent peut-être un travail d’ « organisation de notre pessimisme32 », et que s’il n’est pas nécessairement possible de deviner des horizons nouveaux se profilant derrière autant de visions du désastre, ces dernières peuvent du moins nous préparer, « avec un temps d’avance sur l’irrémédiable, à accueillir le pire33 », sans pourtant constituer tout à fait les outils d’un « catastrophisme éclairé » pragmatiquement espéré par certains34. Pour le dire autrement : à notre époque de déclinologues et de collapsonautes35, alors que les crises environnementales et économiques s’accumulent, que l’alarmisme semble plus que jamais raisonnable et que l’effondrement menace, non plus au loin, mais imminemment, l’actualité de ces diverses cassandres interroge. Frédéric Boyer, dans un petit texte de 2015 intitulé Quelle terreur en nous ne veut pas finir ? se désolait que notre espèce ne veuille pas finir, qu’elle se refuse ou qu’elle reste incapable d’imaginer sa disparation. Il concluait : « Quelle vanité finalement. Quelle folie. Nous sommes devenus si peu messianiques, si peu ouverts au travail du temps. Si peu sensible à ce qui vient, si peu affectés par l’attente. Mais quelle terreur en nous ne veut pas finir » 36? C’est ce rapport à notre présent sans attente, ce sont les potentialités d’imagination d’un « avenir impossible » comme l’écrivait Blanchot (puisque, comme il l’expliquait, la parole prophétique « fait de l’avenir qu’elle annonce et parce qu’elle l’annonce quelque chose d’impossible », avec elle c’est le « présent qui est retiré de toute présence . . . durable37 »), ce sont peut-être mêmes les sources de régénération future ouvertes par la parole prophétique et ses fables d’apocalypse qui seront au cœur de notre réflexion38. Mais s’intéresser aux formes et à la variété des stratégies discursives qu’adopte le mode prophétique39, c’est aussi chercher à définir une poétique, et, inévitablement, une poétique de l’histoire telle qu’elle s’écrit ou peut se réécrire.

__________

Nous avons convié des chercheurs et des chercheuses à répondre à nos interrogations à partir d’un vaste corpus français (France, Canada), italien et espagnol du dix-neuvième siècle à l’extrême contemporain. À partir des représentations de l’histoire et du « peuple » dans L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert, et guidé par l’écho incongru par lequel le 24 février 1848s’impose soudain dans notre lecture du 6 janvier 2021, Robert St. Clair propose d’abord une réflexion sur les manières dont le passé est inextricablement mêlé à notre présent. Cette « mêlée » est une question ouverte sur notre avenir, et une responsabilité dans la « noirceur » de notre temps : à savoir, s’il nous est possible de nous saisir de cette confusion des temps pour ne pas répéter l’histoire en tragédie (ou en farce). Patrick Thériault s’intéresse ensuite au « tout dernier Baudelaire », celui qui, après s’être fait le chantre du déclin et de la fin, annonce dans La Belgique déshabillée la figure du pamphlétaire, « version moderne » du prophète de malheur qui fera les beaux jours de la Troisième République. Après avoir retracé l’émergence cette figure, Thériault propose une lecture comparée du texte baudelairien et de La Fin d’un monde (1888), d’Édouard Drumont. Le fait divers, l’anecdote, le récit épique, le poème satirique, la confidence, la causerie, l’allocution politique, le traité de guerre, l’évocation visionnaire, l’allégorie, l’ekphrasis ; autant de formes discursives que Charles Baudelaire explore dans cette veine « dysprophétique ».

Pour Pierre Drieu la Rochelle, que relit Jason Earle, le prophète est indissociable de l’écrivain de la décadence, celui qui dénonce une civilisation corrompue pour mieux indiquer la voie d’une régénération. Mais l’écrivain-prophète est aussi, comme le regrette Drieu, celui qui n’est « rien, aux yeux du monde », celui qui n’a pas de succès et qui est ignoré par ses contemporains; ce rejet constitue d’ailleurs la preuve absolue de l’exactitude de ses prophéties. C’est à la lumière de la relation entre prophétie et échec qu’Earle propose une lecture de Gilles (1939), le roman majeur de Drieu dont la reprise en Pléiade, en 2012, vient curieusement—et scandaleusement—réaffirmer la postérité. Zakir Paul suit la trace des lectures de À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust proposées au fil du temps par des auteurs tels que Curzio Malaparte, Kurt Wais, Céline, Walter Benjamin, Maurice Blanchot, ou encore Georges Bataille. C’est à l’aune de la décadence de l’aristocratie française et « à l’ombre » du fascisme que leurs commentaires interprètent le passé qui persiste, se déforme et émerge dans le présent du narrateur. Paul s’interroge, en sollicitant tout particulièrement la notion d’ « expérience », sur ce qui dans ce roman reste, encore aujourd’hui, lié au futur politique. Lucas Hollister offre une traversée de l’œuvre d’Antoine Volodine—cette singulière écriture de l’après-catastrophe que l’écrivain nomme « post-exotique40 »—afin de formuler à nouveaux frais la question de l’engagement littéraire : les fictions de l’anthropocène, par les solutions imaginaires qu’elles déploient, constituent-elles une injonction au soulèvement ou, au contraire, invitent-elle à la résignation ? Chez Volodine, la dislocation du texte reflète la dissolution de l’être, et l’univers dystopique est une exploration des possibilités de la fiction dans un monde marqué par la fin des grandes utopies politiques. Annabel L. Kim, pour sa part, montre que chez l’écrivain québécois Kevin Lambert l’apocalypse constitue un art poétique et une manière d’écrire un présent disloqué. Sa lecture de Tu aimeras ce que tu as tué (2017) souligne comment ce roman permet de dénouer les filiations de la reproduction, et crée une temporalité révolutionnaire queer sans subordination à l’ordre social.

Julie Paquette cherche dans son article à imaginer Pier Paolo Pasolini en « Cassandre heureuse » à défaut de pouvoir le figurer complètement en prophète de malheur. Prenant à rebours les thèses de Georges Didi-Huberman qui faisait de Pasolini un désespéré apocalyptique, Paquette analyse le Carnet de notes pour une Orestie africaine (1970) afin d’y redécouvrir les traits d’une Cassandre qui prend le parti des opprimés et qui, à l’instar de Benjamin, serait à concevoir plutôt comme celui dont l’espérance lucide, malgré tout, « organise le pessimisme ». Caroline Julliot et Joshua Armstrong s’intéressent l’une et l’autre à Michel Houellebecq, figure hyper-médiatisée et manifestement incontournable, sans doute de nos jours la figure par excellence du prophète de malheur dans la littérature française. En souhaitant déconstruire cette trop évidente posture de pseudo-prophète, Julliot examine la manière dont l’auteur annonce inlassablement la fin prochaine pour mieux exposer l’absurdité de la société contemporaine, et souligne la façon qu’ont les médias de scruter chacune des déclarations de Houellebecq comme s’il s’agissait d’une parole oraculaire tenant de la sacralité romantique. Sa lecture du récent Anéantir (2022) lui permet de déceler, à rebours du catastrophisme usuel, les indices d’une autre prophétie, moins bruyante, mais peut-être plus essentielle : celle de fragiles bonheurs pour qui sait réapprendre à vivre. Armstrong quant à lui analyse en parallèle les romans Sérotonine de Houellebecq (2019) et Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel (2017). Si leurs tonalités les opposent, ces deux romans postulent semblablement une ruine de la société et explorent, par l’entremise de leurs protagonistes hamlétiques, la nécessaire tension entre solitude et lucidité. Le consumérisme d’une société atomisée est la cible de ces deux prophètes de malheur dont les « visions » propres sont pourtant aussi contrastées que sont distinctes leurs positions politiques. Morgane Kieffer nous entraîne ensuite vers trois récits contemporains qui investissent l’espace périurbain : Propriété privée, de Julia Deck (2019), Les États et empires du Lotissement Grand Siècle de Fanny Taillandier (2016), et Fabrication de la guerre civile, de Charles Robinson (2016). Les cités de banlieue et les banlieues résidentielles deviennent ici le lieu d’une hantise: celle de la destruction des modes de vie collectifs et du triomphe de l’individualisme. La banlieue est pour ces trois auteurs un lieu apocalyptique qui signe la fin d’un monde, voire du monde.

Deux contributions relevant de la littérature hispanique viennent clore ce numéro. Dans son étude du roman La Felicidad del Malvado (2023) de José A. Cano, Heike Scharm fait l’hypothèse que la vision fondamentalement pessimiste de Cano quant à l’avenir de l’humanité est directement influencée par l’œuvre du philosophe roumain d’expression française Emil Cioran41—en qui elle voit un « penseur pour l’Espagne » et dont elle fait une lecture posthumaniste. Le romancier contemporain n’en appelle pas à une sauvegarde de l’humanité, ni à l’évitement de la destruction de la planète : ses voix narratives prédisent plutôt la disparition future de la civilisation humaine. Finalement, Natalia Castro Picón prend comme point de départ de sa réflexion l’idée que la prophétie est une modalité énonciative ayant toujours existé, et qui a comme constante les divers usages politiques dont elle fait l’objet. Le recours à la prophétie, affirme-t-elle, est courant en temps de crise car cette dernière a pour fonction non seulement d’annoncer mais aussi de déterminer l’avenir. En effet, le prophète—qu’il soit complice de l’hégémonie ou révolutionnaire utopiste—ne fait pas qu’anticiper ce qui reste à venir, il le fait aussi advenir en l’imaginant. Lengua o muerte de l’artiste Daniel Zelko et du Movimiento por la lengua nous présente un cas exemplaire, toujours selon Castro Picón, de réappropriation discursive du discours prophétique-politique contemporain, réappropriation qui s’articule ici dans la contre-culture et conteste l’autorité en proposant des représentations alternatives du futur.

L’hétérogénéité des objets retenus et des méthodes déployées dans ce numéro prouve, s’il le fallait, que l’étude de la figure du prophète de malheur en littérature exige d’adopter une perspective transhistorique et transnationale. Et il nous faut bien noter que les auteurs et autrices qui ont contribué à ce dossier ont tous, chacun et chacune à sa manière, actualisé leur analyse à la lumière de préoccupations contemporaines. Le prophète de malheur est toujours une figure actuelle, en cela que celui dont la voix provient du passé nomme notre présent et nous force à évaluer la perspicacité de ses visions d’avenir (a-t-il eu raison?), alors que le prophète contemporain nous enjoint, lui, à envisager le futur sans complaisance (aura-t-il raison?). Autre trait caractéristique à relever : il semble que si certains écrivains sont explicitement des prophètes de malheur, le caractère prédicatif de leur œuvre est aussi imputable aux interprètes qui, de manière rétrospective, aperçoivent des enjeux et des usages futurs dans le passé de la littérature. L’intérêt de cette figure est bien de rendre visible une longue histoire des désolations, et de nous confirmer à nous, lecteurs d’aujourd’hui, que nos prédécesseurs avaient vu venir la catastrophe—mince consolation, peut-être. Reste que pour mieux saisir les crises de notre époque, nommément le retour du fascisme et le réchauffement climatique, il faut apprendre à prêter l’oreille à ceux et celles qui par leurs livres tentent d’imaginer l’avenir, quand bien même ils en annonceraient la ruine.

Notes

1.

Charles Baudelaire, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 665–667.

2.

« Que le monde aille à sa perte, qu’il aille à sa perte, c’est la seule politique ». Marguerite Duras, Le Camion, Paris, Éditions de Minuit, 1977, p. 74.

3.

Paul Valéry, « La crise de l’esprit », Œuvres I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 988.

4.

Georges Bernanos, « L’esprit européen et le monde des machines » (conférence du 12 septembre 1946), Rencontres internationales de Genève, Tome I L’Esprit européen, Neuchâtel, Les éditions de la Baconnière, 1947, p. 283–284.

5.

Dans un bel ouvrage intitulé Le Dénouement (Lagrasse, Verdier, 2005), Lionel Ruffel s’interroge sur l’écriture crépusculaire après la fin.

6.

« Une part de moi veille dans le désespoir », écrivait Roland Barthes dans le Journal de deuil (Paris, Seuil/IMEC, 2009, p. 35).

7.

Comme le note Michaël Fœssel, « il n’y a . . . aucun hasard dans le fait que le catastrophisme, dès ses premières occurrences contre-révolutionnaire à ses expressions écologiques contemporaines, ait presque toujours été antimoderniste. Dans l’idée de ‘progrès’, il voit un oubli du monde, sans se demander si la fin . . . n’est pas l’occasion d’édifier une nouvelle pensée et de nouvelles pratiques » (Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 2012, p. 13–14).

8.

Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La Force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), Paris, La Découverte, 2016.

9.

Pour reprendre cette formule, célèbre, tirée de la scène V du premier acte d’Hamlet, de Shakespeare, évoquant un temps « disloqué » et « détraqué » qu’a souvent commenté Jacques Derrida, notamment dans Spectres de Marx (Paris, Galilée, 1993, p. 42).

10.

Frédéric Boyer, Patraque, Paris, P.O.L., 2006, p. 43.

11.

Christophe Meurée et Myriam Watthee-Delmotte, « Écrivains et postures prophétiques au regard de l’histoire immédiate », dans Pour un récit transnational, Y. Parisot et C. Pluvinet (dir.), Rennes, Presses universitaires de Renne, 2015, p. 123–135. En ligne : https://books.openedition.org/pur/52562? (consulté le 8 avril 2023).

12.

L’idée d’une « fin » de la littérature, si elle n’est pas nouvelle, s’est en effet progressivement imposée dans le champ français des dernières années, jusqu’à devenir un véritable lieu commun qu’ont interrogé de nombreux travaux critiques. On verra notamment Alexandre Gefen (dir.), « Tombeaux de la littérature », LHT, no6, 2009. https://www.fabula.org/lht/6 (consulté le 8 avril) ; Laurent Demanze et Dominique Viart, Fins de la littérature? Esthétique et discours de la fin. Paris, Armand Colin, 2012 ; Johan Faerber, Après la littérature. Écrire le contemporain, Paris, Presses universitaires de France, 2018.

13.

Max Weber, Sociologie de la religion, Paris, Flammarion, 2006, p. 153–157. Notons en passant, comme le relève Bruno Karsenti, que le prophète pour Weber est « essentiellement critique. Sa première figure est celle du prophète de malheur ». Bruno Karsenti, « Les sociologues et le prophète. Weber et le destin des modernes », Tracés. Revue de sciences humaines, no 13, 2013, p. 167–188. Disponible en ligne : https://journals.openedition.org/traces/5743 (consulté le 8 avril).

14.

Gisèle Sapiro, « Du prophète à l’expert : les écrivains et la politique », AOC, 22 octobre 2018. En ligne : aoc.media/analyse/2018]10/22/prophete-a-lexpert-ecrivains-politique/ (consulté le 8 avril).

15.

Gisèle Sapiro, « Autorité et responsabilité de l’écrivain : les conditions d’émergence de la figure de l’intellectuel prophétique sous la Troisième République », dans Emmanuel Bouju (dir.), L’Autorité en littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 265–276 (consulté en ligne le 8 avril : https://books.openedition.org/pur/40556?lang=en)

16.

Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, doit et morale en France (XIXe-XXIe siècle), Paris, Seuil, 2011, p. 504.

17.

Paul Bénichou, Les Mages romantiques. Paris : Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1988. On verra bien sûr aussi du même auteur Le Temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique (Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1977).

18.

Émile Zola, « J’accuse », L’Aurore, 13 janvier 1898.

19.

Jean-François Hamel, « Qu’est-ce qu’une politique de la littérature? Éléments pour une histoire culturelle des théories de l’engagement », dans L. Côté-Fournier, Élyse Guay et J.-F. Hamel (dir.), Politiques de la littérature, une traversée du XXe siècle français, Montréal, Cahier Figura, 2014, p. 9–30.

20.

Anne Dufourmantelle, La Vocation prophétique de la philosophie, Paris, Cerf, « La Nuit surveillée », 1997, p. 13.

21.

Nathalie Sarthou-Lajus, « Par delà les prophéties de malheur », Études, tome 409, no 10, octobre 2008, p. 295.

22.

Roland Barthes, « Le mythe aujourd’hui », Mythologies [1957], Paris : Points, 2014, p. 246.

23.

« L’humeur de notre temps, c’est donc la fin du monde : entre les conflits armés et les catastrophes naturelles, tout appelle à la suspension . . . [et au repli], en attendant de baisser le rideau ». Pascal Bruckner, Le Sacre des pantoufles. Du renoncement au monde, Paris, Grasset, 2022, p. 22 (souligné dans le texte).

24.

« Le sentiment domine aujourd’hui que l’utopie serait derrière nous : les contre-utopies occupent notre imagination, comme pour refléter la fin des espérances politiques et l’absence d’horizon de notre siècle désenchanté ». Jean-Paul Engélibert et Raphaëlle Guildée (dir.), Utopie et catastrophe. Revers et renaissances de l’utopie (XVIe-XXIe siècle), Rennes, Presses universitaire de Rennes, « La Licorne », 114, 2015. Texte de présentation de l’éditeur.

25.

François Angelier, « Les yeux dans les poches », Le Monde du 3 juin 2022, p. 8.

26.

Nous reprenons évidemment ici le titre d’un ouvrage de Jacques Derrida (D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1983).

27.

Michaël Fœssel, op. cit., p. 7.

28.

Nathalie Sarthou-Lajus, art. cit., p. 293.

29.

« À quoi bon des poètes en temps de détresse ? » C’est, on le sait, la traduction française la plus souvent reprise de la célèbre question posée par Friedrich Hölderlin dans son élégie « Pain et Vin », puis répétée par Heidegger dans sa conférence « Pourquoi des poètes » en 1946. Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, « Tel », 1986.

30.

Alexandre Gefen, La Littérature est une affaire politique, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2022, p. 17.

31.

Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 7.

32.

Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Minuit, 2009, p. 138.

33.

Yves Citton et Jacopo Rasmi, Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement. Paris : Seuil, « La couleur des idées », 2020, p. 131. Citton et Rasmi mentionnent l’ouvrage de Dominiq Jenvrey, Théorie du fictionnaire (2011), selon qui l’écrivain « fictionnaire » offre des « prédifictions » utiles pour « construire le futur ». L’optimisme du « fictionnaire » (ou celui de Jenvrey!) qui « jamais . . . ne sombre dans les fosses de l’histoire » (134)—à l’inverse du pessimisme inébranlable du prophète de malheur—semble in fine « au mieux déplacé, au pire saugrenu » (135) aux auteurs de Générations collapsonautes face à l’effondrement annoncé.

34.

Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, « Points Essais », 2004.

35.

Citton et Rasmi, op. cit.

36.

Frédéric Boyer, Quelle terreur en nous ne veut pas finir ? Paris, P.O.L., 2015, p. 98–99.

37.

Maurice Blanchot, « La parole prophétique », dans Le Livre à venir [1959], Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1990, p. 109–110.

38.

Jean-Paul Engélibert, Fabuler la fin du monde. La Puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris, La Découverte, « L’horizon des possibles », 2019.

39.

Dans son étude The Rhetoric of Romantic Prophecy, Ian Balfour rappelait qu’il était plus prudent ou du moins plus pratique de parler du « prophétique » plutôt que de « prophétie », afin de pouvoir rendre compte d’un vaste ensemble de textes relevant de genres différents : « the latter is a genre and the former a mode that can intersect with any number of genres, from the ode to the epic, in either poetry or prose » (Stanford, Stanford University Press, 2002, p. 1).

40.

Antoine Volodine, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, 1998.

41.

On sait que la « tristesse bestiale » qui accompagnait, « dissimulée sous la ferveur », le prophétisme décliniste de Cioran, alimenté par les thèses d’Oswald Spengler, le conduisit à embrasser un temps le fascisme (Emil Cioran, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 981–982). À ce sujet on verra l’ouvrage de Julien Santa Cruz, Cioran ou la tentation du nazisme (Paris, Imago, 2023).

Œuvres citées

Angelier, François. «
Les yeux dans les poches
».
Le Monde
,
3
juin (
2022
) :
8
.
Balfour, Ian.
The Rhetoric of Romantic Prophecy
.
Stanford
:
Stanford University Press
,
2002
.
Barthes, Roland.
Journal de deuil
.
Paris
:
Seuil/IMEC
,
2009
.
Barthes, Roland.
Mythologies
[1957].
Paris
:
Points
,
2014
.
Baudelaire, Charles.
Œuvres complètes I
.
Paris
:
Gallimard
, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1975
.
Bénichou, Paul.
Les Mages romantiques
.
Paris
:
Gallimard
: « Bibliothèque des idées »,
1988
.
Bénichou, Paul.
Le Temps des prophètes
. Doctrines de l’âge romantique.
Paris
:
Gallimard
, « Bibliothèque des idées »,
1977
.
Bernanos, Georges. « L’esprit européen et le monde des machines ». In
Rencontres internationales de Genève
, tome I.
Neuchâtel
:
Éditions de la Baconnière
,
1947
.
Blanchot, Maurice.
L’Écriture du désastre
.
Paris
:
Gallimard
,
1980
.
Blanchot, Maurice.
Le Livre à venir
[1959].
Paris
:
Gallimard
, « Folio Essais »,
1990
.
Boyer, Frédéric.
Patraque
.
Paris
:
P.O.L.
,
2006
.
Boyer, Frédéric.
Quelle terreur en nous ne veut pas finir
?
Paris
:
P.O.L.
,
2015
.
Bruckner, Pascal.
Le Sacre des pantoufles. Du renoncement au monde
.
Paris
:
Grasset
,
2022
.
Cioran, Emil.
Œuvres
.
Paris
:
Gallimard
, « Quarto »,
1995
.
Citton, Yves et Rasmi, Jacopo.
Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement
.
Paris
:
Seuil
, « La couleur des idées »,
2020
.
Demanze, Laurent et Viart, Dominique.
Fins de la littérature ? Esthétiques et discours de la fin
.
Paris
:
Armand Colin
,
2012
.
Derrida, Jacques.
D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie.
Paris
:
Galilée
,
1983
.
Derrida, Jacques.
Spectres de Marx
.
Paris
:
Galilée
,
1993
.
Didi-Huberman, Georges.
Survivances des lucioles
.
Paris
:
Éditions de Minuit
,
2009
.
Dufourmantelle, Anne.
La Vocation prophétique de la philosophie
.
Paris
:
Cerf, « La nuit surveillée »
,
1997
.
Dupuy, Jean-Pierre.
Pour un catastrophisme éclairé
.
Paris
:
Seuil
, « Points Essais »,
2004
.
Duras, Marguerite.
Le Camion
.
Paris
:
Éditions de Minuit
,
1977
.
Engélibert, Jean-Paul.
Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse
.
Paris
:
La Découverte
, « L’horizon des possibles »,
2019
.
Engélibert, Jean-Paul et Guildée, Raphaëlle (dir.).
Utopie et catastrophe. Revers et renaissances de l’utopie (XVIe-XXIe siècle)
.
Rennes
:
Presses universitaires de Rennes
, « La Licorne »,
114
(
2015
).
Faerber, Johan.
Après la littérature. Écrire le contemporain
.
Paris
:
Presses universitaires de France
, « Perspectives critiques »,
2018
.
Fœssel, Michaël.
Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique
.
Paris
:
Seuil
, « L’ordre philosophique »,
2012
.
Gefen, Alexandre.
La Littérature est une affaire politique
.
Paris
:
Éditions de l’Observatoire
,
2022
.
Gefen, Alexandre. « Tombeaux de la littérature ».
LHT
, no
6
,
2009
. https://www.fabula.org/lht/6
Hamel, Jean-François. « Qu’est-ce qu’une politique de la littérature? Éléments pour une histoire culturelle des théories de l’engagement ». In
Politiques de la littérature, une traversée du XXe siècle français
, Côté-Fournier, L., Guay, Élyse et Hamel, J.-F. (dir.),
9
30
.
Montréal
:
Cahier Figura
,
2014
.
Heidegger, Martin.
Chemins qui ne mènent nulle part
.
Paris
:
Gallimard
, « Tel »,
1986
.
Karsenti, Bruno. « Les sociologues et le prophète. Weber et le destin des modernes ».
Tracés. Revue de sciences humaines
, no
13
(
2013
) :
167
188
.
Meurée, Christophe et Watthee-Delmotte, Myriam. « Écrivains et postures prophétiques au regard de l’histoire immédiate ». In
Pour un récit transnational
, Parisot, Y. et Pluvinet, C. (dir.),
123
125
.
Rennes
:
Presses universitaires de Rennes
,
2015
.
Ruffel, Lionel.
Le Dénouement.
Lagrasse
:
Verdier
,
2005
.
Santa Cruz, Julien.
Cioran ou la tentation du nazisme
.
Paris
:
Imago
,
2023
.
Sapiro, Gisèle. « Autorité et responsabilité de l’écrivain : les conditions d’émergence de la figure de l’intellectuel prophétique sous la Troisième République ». In
L’Autorité en littérature
, Bouju, Emmanuel (dir.),
265
276
.
Rennes
:
Presses universitaires de Rennes
,
2010
.
Sapiro, Gisèle. « Du prophète à l’expert : les écrivains et la politique ». AOC, 22 octobre (
2018
). aoc.media/analyse/2018]10/22/prophete-a-lexpert-ecrivains-politique/
Sapiro, Gisèle.
La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècle)
.
Paris
:
Seuil
,
2011
.
Sarthou-Lajus, Nathalie. « Par delà les prophéties de malheur »,
Études
, tome 409, no
10
(
2008
) :
293
296
.
Traverso, Enzo.
Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle)
.
Paris
:
La Découverte
,
2016
.
Valéry, Paul.
Œuvres I
.
Paris
:
Gallimard
, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1957
.
Volodine, Antoine.
Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze
.
Paris
:
Gallimard
,
1998
.
Weber, Max.
Sociologie de la religion
.
Paris
:
Flammarion
,
2006
.
Zola, Émile. « J’accuse ».
L’Aurore
,
13
janvier (1898).
This content is made freely available by the publisher. It may not be redistributed or altered. All rights reserved.