Précis

Cet article s'interroge sur la manière dont le procès des responsables et complices des attentats du 13 novembre 2015 s'inspire de l'héritage du procès de Nuremberg, qui a été filmé et a accueilli la projection régulière d'images comme témoignages et comme preuves. Cette problématique, qui est caractéristique des sociétés dans lesquelles les images sont l'objet d'un intérêt académique comme judiciaire, conduit à questionner ce qu'elles apportent dans un tribunal, en termes de « vérité », et comment elles sont reçues par les protagonistes du procès et les sociétés dans lesquelles elles ont été produites.

This article examines how the trial of the perpetrators and accomplices of the November 13, 2015, attacks drew on the legacy of the Nuremberg trial, which was filmed and featured the regular projection of images as testimony and evidence. This problematic is characteristic of societies in which images are the object of academic as well as judicial interest. What do they contribute in a court of law, in terms of “truth,” and how are they received by the protagonists of a trial and the societies in which they are produced?

Filmer les procès, y projeter des images comme preuves des crimes jugés : ces deux initiatives ont été expérimentées ensemble lors de la mise en place du Tribunal militaire international de Nuremberg, en 1945. Il fallait sans doute un contexte extraordinaire—une approche à vif de ce qu'avait été la Seconde Guerre mondiale, et la nécessité d'attester la politique nazie d'extermination des Juifs d'Europe pour la rendre crédible—afin que cette double décision soit prise1. La conservation d'une trace audiovisuelle du procès des dignitaires nazis et, en particulier, du moment où ils ont été confrontés aux images de leurs crimes, permet de comprendre ce qu'apporte cette archive par rapport à celle, scripturaire, des débats et de la documentation judiciaire2. C'est ce que montre l'artiste peintre britannique Laura Knight3 quand, dans son fameux tableau, The Nuremberg Trial, elle portraiture des accusés inattentifs à ce qui se passe à l'audience alors que la figuration d'un paysage de ruines dont les cendres sont encore incandescentes semble traverser les murs du tribunal pour venir troubler leur insouciance.

Alors qu'aujourd'hui, l'argument principal mis en avant pour interdire ou minorer la présence des caméras dans le prétoire est la perturbation qu'elles feraient subir à la sérénité des débats, c'est précisément ce rôle que les images ont joué en interrompant prématurément le cours de l'audience le 29 novembre 1945, et en créant, par la projection d'images des camps nazis, ce que Joseph Kessel a appelé « une résurrection de l'horreur »4. Il fallait se servir de la capacité d'enregistrement des images pour donner à voir une politique criminelle dont l’échelle était si grande qu'elle peinait à être verbalisée. Ici, la part visuelle de l'histoire relève d'une exigence de vérité inédite, qui devait pourtant intervenir sans créer un dissensus sur sa pertinence, voire sa légitimité. Comme le rappelle très justement le philosophe Paul Ricœur, « Les grands procès criminels comme celui de Nuremberg [ . . . ], procèdent de la volonté d'appliquer à ces forfaits extraordinaires que furent les grands crimes d'Etat les procédures ordinaires du procès criminel : confrontation entre témoignages, mise en scène des faits incriminés en vue de les représenter en dehors de leur pure effectivité et de donner visibilité aux infractions communes »5.

La survenue de procès concernant le même moment historique (Eichmann à Jérusalem, procès Barbie, Touvier et Papon en France) ou d'autres crimes de masse commis depuis (ex‐Yougoslavie, Rwanda) a pérennisé la pratique du filmage des audiences, régi par un cahier des charges. La question des images projetées dans le tribunal est rapidement apparue plus complexe, en raison parfois de leur rareté, ou le plus souvent, des difficultés de leur monstration (caractère horrible de ce qui est filmé, documents provenant des criminels eux‐mêmes) et de leur lecture (adéquation entre ce qui est donné à voir et la spécificité de la commission du crime, par exemple au Rwanda)6.

Depuis quelques années, la France a multiplié le nombre de procès concernés par une captation audiovisuelle et la projection d'images à l'audience. En 2021, et pour une durée de près de dix mois, s'est ainsi tenu dans l’île de la Cité, à Paris, le procès des attentats du 13 novembre 2015, afin de juger l'acte terroriste le plus meurtrier de l'histoire de France7. Cet article s'interroge ainsi sur la manière dont le procès dit « V13 », s'inspirant de cet héritage, a été filmé, et a accueilli la projection régulière d'images comme témoignages et comme preuves. Cette problématique nous semble en effet caractéristique de nos sociétés dans lesquelles s'exerce une véritable fascination pour les images, liée notamment à leur « statut ontologique ambigu »8. Sans les couper de leur spécificité ni de leur « substance », nous nous interrogerons donc sur le rôle des images dans un tribunal, et ce qu'elles apportent, en termes de « vérité », par rapport au récit9. Car, si les images, seules, ne racontent pas, alors que (nous) font‐elles ?

Filmer les procès, des reculs et des avancées de 1952 à 1981

En France, la liberté de la presse est garantie depuis la loi de 1881, qui permet aux médias—presse écrite, mais aussi photographes et opérateurs de prise de vues—de suivre l'actualité judiciaire et d'en rendre compte sans contrainte jusqu'aux années 1950, forts du principe général que, dans un pays démocratique, la transparence de la justice est une garantie fondamentale de l’équité des débats et des droits de la défense.

Lors des procès de Marie Besnard et de Gaston Dominici10, les photographes, davantage que les opérateurs de prise de vues, ont perturbé l'audience, par leur nombre, les flashs très bruyants qu'ils ont utilisés, et la recherche systématique du spectaculaire, en focalisant de façon très serrée sur le visage de la personne accusée. La sérénité des débats s'en est trouvée compromise, ce qui a conduit la représentation nationale à modifier les règles du jeu. Comme le rappelle Claire Sécail, le 23 janvier 1953, un député socialiste, Jean Minjoz, présente une proposition de loi tendant à interdire la radiodiffusion, la télévision et la photographie des débats judiciaires, en exposant : « La présence des appareils photographiques et les prises de vues troublent également l'ordre de l'audience et font d'un procès un spectacle nuisible à la sérénité et à la dignité des débats et de la justice. La reproduction de ces photographies dans la presse alimente une curiosité malsaine et donne à des criminels et des délinquants une publicité de mauvais aloi »11. Le 6 décembre 1954 un avant‐dernier alinéa est inséré dans l'article 39 de la loi du 29 juillet 1881 : « Pendant le cours des débats et à l'intérieur des salles d'audience des tribunaux administratifs ou judiciaires, l'emploi de tout appareil d'enregistrement sonore, caméra de télévision ou de cinéma est interdit »12.

Il faudra attendre les années 1980 pour que la situation évolue en faveur du retour progressif des appareils photo et des caméras dans le prétoire. Ordinairement, et si toutes les parties concernées en sont d'accord, leur présence redevient autorisée en 1981, à la discrétion du président de l'audience, mais se limite aux minutes qui précèdent l'ouverture officielle du procès.

C'est alors que, se rendant compte de l'absence d'une véritable archive audiovisuelle du travail de la justice depuis l'Affaire Dreyfus, et singulièrement du moment du procès, l'avocat Robert Badinter13, devenu garde des Sceaux, présente en 1985 à l'Assemblée nationale un projet de loi « tendant à la constitution d'archives audiovisuelles de la justice ». Le prétoire ne pouvant incarner à lui seul l'ensemble de la vie judiciaire, la loi aurait donc une portée plus grande, autant historique qu'anthropologique, celle de fabriquer une archive audiovisuelle sur le fonctionnement général de la profession. Cependant, l'encadrement par l'article L221–1 du code du patrimoine, stipule que « les audiences publiques devant les juridictions de l'ordre administratif ou judiciaire peuvent faire l'objet d'un enregistrement audiovisuel ou sonore dans les conditions prévues par le présent titre lorsque cet enregistrement présente un intérêt pour la constitution d'archives historiques de la justice »14. Cet « intérêt », en se portant immédiatement sur le jugement de Klaus Barbie devant la cour d'assises de Lyon, s'est centré sur les procès dont l'enjeu est mémoriel et collectif, d'où le glissement du statut d’« archive audiovisuelle » vers celui d’« archive historique »15.

Cette restriction potentielle aux « archives historiques » avait inquiété le rapporteur du projet de loi, Philippe Marchand, qui avait plaidé pour une ouverture plus large à la justice ordinaire. S'agissant du filmage des procès, son plaidoyer reprenait ce qui précisément avait été dénoncé par son prédécesseur Jean Minjoz en 1953 : la capacité d'une caméra à saisir « ce qui peut être l'essentiel d'un procès : un regard, celui de la victime vers l'auteur de son préjudice ou celui d'un témoin, un geste ou tout simplement la tonalité d'une parole »16. En fait, en 1953, ce qui était reproché était de surligner, par voyeurisme, des moments déjà intenses en eux‐mêmes, alors que Marchand a compris que c'est dans le suivi patient et à juste distance de l'entièreté d'un procès que réside la vérité de la confrontation entre les parties, laquelle n'est que rarement spectaculaire et se construit souvent dans des détails. Cela suppose une attention particulière des opérateurs de prise de vues, quand ceux‐ci sont physiquement présents dans la salle du tribunal, ce qui est le cas jusqu'au procès Touvier, avant que des tourelles pilotées à distance ne les remplacent, à partir du procès Papon.

Le souvenir des mauvaises pratiques des médias lors des procès Besnard et Dominici, ajouté à la faible connaissance par les magistrats du monde de l'audiovisuel, a durablement entraîné une attitude de défiance des juges à l’égard d'une profession qui, dans son immense majorité, est pourtant porteuse d'une éthique de vérité. Ainsi, l'entrée de la caméra dans le prétoire a été soumise à des contraintes qui ont limité sa capacité à être le plus fidèle possible au déroulement de l'audience.

Une contrainte fâcheuse : Le « droit fil de la parole »

Comment définir cette fidélité ? Si l'on se met du côté des protagonistes du procès, leur angle de vision dépend de la place qu'ils occupent dans le tribunal. Cette place est réglée par une scénographie à forte valeur symbolique. Le juge domine l'espace et utilise son pouvoir de police des débats en distribuant, seul, la parole. Le témoin est face à lui, ne doit s'adresser qu’à lui, et se trouve donc de dos pour le public qui assiste à l'audience. Pendant qu'une personne, quelle qu'elle soit, prend la parole, les regards qui se portent sur elle ne sont pas impassibles, y compris celui du président de la cour. Des murmures, des interjections peuvent se faire entendre. Du public présent peut bruisser une rumeur.

Face à cette richesse visuelle et sonore, le choix qui a été fait par le ministère de la Justice est très limitatif : il s'agit pour l'opérateur de prise de vues de suivre le « droit fil de la parole », autrement dit uniquement la personne qui parle, après que le président a ouvert le micro, dont l'une des caractéristiques est d’être très directionnel, ce qui limite l'enregistrement de l'ambiance environnante. Le champ‐contrechamp n'est donc pas permis, qui permettrait simultanément de voir le juge quand l'accusé est à la barre, ou le témoin quand il est confronté au criminel. Il faut que les personnes impliquées ensemble dans un moment du procès s'expriment sur un mode de dialogue relativement serré pour que l'alternance entre leurs propos se fasse dans une certaine dynamique. Il est d'autre part impossible de changer la valeur d'un plan pendant qu'une personne s'exprime, par crainte qu'un effet de mise en scène ne soit recherché. Enfin, alors que plusieurs caméras fonctionnent en même temps selon divers emplacements, seul un mélange, opéré en direct par le régisseur, est conservé pour les archives.

C'est ainsi que la société de production mandatée par le ministère de la Justice pour filmer les procès dits « historiques »17 a dû composer avec ces restrictions quand elle a été chargée de la captation du procès AZF, puis des premiers procès « rwandais » tenus en France. Lors d'un des « débats citoyens » organisés par les Archives nationales, le 16 novembre 2016, la question des conditions de filmage a fait l'objet d’échanges entre les participants, issus du monde de l'archive, de la recherche, des associations de victimes, et de la réalisation documentaire18. Au point de vue des réalisateurs—en amont du filmage, du côté des professionnels—s'associait celui de l'institution récipiendaire de la captation filmée—en aval, du côté des archivistes et des chercheurs. Les participants ont convenu qu'il fallait chercher à assouplir les obligations imposées par le ministère de la Justice, en vue d'améliorer la qualité de l'archive ainsi constituée, essentiellement pour la rendre plus fidèle à la dynamique des débats.

La synthèse de ces discussions a permis de nourrir le débat avec la cheffe de projet audiovisuel au sein du bureau de la Stratégie éditoriale de la délégation à l'Information et à la Communication du ministère de la Justice, peu de temps avant la préparation du procès en appel de Tito Bahariba et Octavio Ngenzi, qui s'est ouvert le 2 mai 2018. Des propositions d'assouplissement de la règle du suivi du droit fil de la parole lui ont été soumises, qui ont ensuite été visées et acceptées par la présidente de la cour d'assises, Xavière Siméoni, ouvrant ainsi une jurisprudence à l'approche des deux procès des attentats de janvier et novembre 2015.

C'est sur réquisition du parquet national antiterroriste en date du 17 mars 2021, que le premier président de la Cour d'appel de Paris autorise, le 18 juin 2021, l'enregistrement audiovisuel du procès des attentats de novembre 2015. Il en avait été de même, le 30 juin 2020, pour le procès des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015. Grâce à l'article L221–3, modifié par la loi n° 2019–222 du 23 mars 2019, « L'enregistrement est de droit s'il est demandé par le ministère public », ce qui signifie qu'il s'impose à tous les protagonistes du procès.

Une jurisprudence plus libérale

Le ministère de la Justice a repris les préconisations du cahier des charges du filmage du procès Bahariba et Ngenzi, entérinant ainsi une politique de plus grande confiance dans le rôle de la réalisation, conscient que l'enregistrement audiovisuel constitue l'archive la plus complète possible d'une audience. Si l'on convient que le filmage ajoute à la partie strictement orale des débats la vue des protagonistes du procès et leur confrontation au sein de l'espace symbolique du tribunal, il convenait donc que soient saisis simultanément, par un placement approprié des caméras, les individus et leur coprésence. Cette coprésence, qui crée la dynamique des débats, suppose que l'on ne se limite pas à montrer à l'image la personne qui est autorisée à parler, mais celle à qui elle s'adresse, et ceux et celles qui l’écoutent dans l'espace du prétoire. C'est donc par des plans agencés en champ‐contrechamp, que le mélange effectué en direct entre les images prises par les diverses caméras pouvait désormais rendre effectivement compte de ce qu'est le procès.

Pour le procès des attentats de janvier 2015, la salle d'audience du Tribunal judiciaire de Paris à la porte de Clichy était déjà équipée de caméras installées, ce qui a empêché le choix de leur emplacement. En revanche, pour le procès des attentats du 13 novembre 2015, la salle a été spécialement construite, en tenant compte des demandes formulées par le prestataire audiovisuel.

Dans les deux cas, une caméra est placée au fond de la salle et en hauteur, dans l'axe des juges, permettant de voir l'ensemble des participants au procès, mais ce plan, qui rend peu visibles les visages et les comportements, est surtout utilisé pour temporiser quand le réalisateur n'a pas encore identifié une prise de parole intempestive, ou quand deux témoins se succèdent à la barre. Les autres caméras sont accrochées aux murs et offrent des angles de vision d'un côté sur les accusés, et leurs avocats, de l'autre sur l'accusation et les représentants des parties civiles, enfin, dans le dos des juges, vers la barre. Ces axes de prise de vues étant définis, trois valeurs de plan ont été fixées : large, moyenne et (relativement) proche des sujets filmés. En effet, les gros plans ne sont pas autorisés, tout comme les inserts19. Le fait de fixer un détail, pourtant significatif de l'attitude d'une personne à un moment donné, ferait ressentir l'acte de filmer. Or, toute subjectivité est sensée être bannie. Même si c'est le terme d'enregistrement qui est choisi, il s'agit à tout le moins d'une captation, voire d'une recréation. Au théâtre ou à l'opéra, quand une captation est réalisée, celle‐ci respecte la mise en scène de l’œuvre, tout en s'en libérant par une réorganisation de l'espace qui n'est plus seulement frontal, grâce à l'usage de plusieurs caméras (donc de plusieurs points de vue), et par le montage, tous gestes qui font appel à des choix, donc à une lecture, une interprétation de ce qui est donné à voir. Il n'y a pas de neutralité possible dans l'acte de filmer, même si celui‐ci, dans le registre documentaire, est mu par un souci de restituer au mieux le déroulement de faits qui sont extérieurs à celui qui les observe et les rapporte.

A l'approche de leur jugement, le cinéaste Rithy Panh s’était proposé de filmer les Khmers rouges lors de leurs procès, une initiative refusée par le tribunal20. En France, l'expérience de documentaristes aussi réputés que Raymond Depardon21 ou Jean‐Yves de Lestrade22 aurait pu être mise à profit. Il n'en a rien été. Le seul à qui cette tâche a été confiée est Guy Saguez, pour le procès Touvier. Les libertés qu'il a prises avec le cahier des charges (ajout d’éclairages complémentaires, rehaussement du fauteuil de l'accusé, pratique de l'insert), grâce au dialogue constant qu'il a su tisser avec les représentants du ministère de la Justice, présents dans le car‐régie stationné à l'extérieur du tribunal23, ont été acceptés et ont permis à cette captation d’être davantage incarnée. C'est ainsi que Saguez considère son travail comme une « filmation », à mi‐chemin entre un simple enregistrement et une approche documentaire.

Cependant, les deux procès des attentats de janvier et de novembre 2015 ont mis en place une procédure inédite : étant donné le nombre des parties civiles et le public attendu aux audiences, la captation audiovisuelle prévue pour constituer l'archive judiciaire a été retransmise en direct dans des salles attenant au tribunal (figure 1). C'est ainsi que les personnes accréditées pour suivre le procès—en particulier la presse et les chercheurs—ont pu alternativement voir les débats dans le prétoire et sur l’écran des salles de retransmission. Cette nouvelle disposition n'a pas donné matière à débat, ni en amont ni pendant le déroulement des procès. Or elle pose problème. En effet, s'il fallait une démonstration que le film du procès n'est pas entièrement fidèle à son déroulement factuel, l'occasion en a été donnée avec cette expérience inédite. Ce que l'on pouvait voir personnellement dans le tribunal, grâce à la plasticité de l’œil et la liberté de poser son regard à sa convenance, était beaucoup plus ouvert que ce que la caméra fixait dans son objectif. A la vision panoptique s'opposait un montage parcellaire et restrictif. En outre, « voir » le procès sans être présent physiquement peut amoindrir le sentiment de vivre ensemble l'expérience du procès. C'est ce que pensent Antoine Garapon et Jean Lassègue24.

Or le procès « V13 » a davantage encore compliqué cette question, en disposant, à l'intérieur de la cour d'assises, longue de quarante‐cinq mètres, des écrans permettant de voir la captation audiovisuelle. Le passage de la vue directe à la vue sur écran provoque un effet curieux puisqu'il faut lever la tête pour regarder l’écran, tandis qu'il faut la baisser pour revenir sur le présentiel. Certes, le filmage permet de voir de près et surtout avec des angles de prise de vues qui ne correspondent pas à la place que l'on occupe dans la salle. C'est particulièrement vrai pour les témoins, saisis de trois‐quarts face et non de dos. Ce qui peut être intéressant pour le spectateur l'est‐il autant pour le témoin victime ?

Lors de la venue à la barre des parties civiles, beaucoup d'entre elles étaient dans un état de souffrance très visible. Et l'on pouvait ressentir de la gêne à les voir ainsi, dans une scénographie judiciaire ne favorisant guère l'intimité de leur déposition (figure 2). L'une des survivantes du Bataclan s’était comme les autres préparée à ce moment si douloureux où le traumatisme est réactivé par le choix difficile de venir parler en public, devant une cour, et à proximité des accusés. Entrée dans le palais de justice par une porte spéciale, elle avait pénétré dans le tribunal et s’était d'abord assise dans l'espace réservé aux parties civiles. Elle s’était ensuite levée et avait avancé péniblement en s'appuyant sur une canne vers la barre. Elle avait dit sa souffrance, physique et psychique, l'insuffisance, voire l'indignité de la prise en charge par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme (FGTI)—une plainte souvent reprise par d'autres témoins25. Puis, après avoir parlé, elle était repartie, traversant alors les trois espaces du prétoire : celui du carré judiciaire rassemblant les accusés et leurs avocats, la table des juges, l'accusation et les avocats des parties civiles, et la barre ; celui, à l'avant du public, des parties civiles ; enfin, l'espace commun du fond de salle et, après la porte de sortie, de l'atrium où se tient la presse audiovisuelle et où se rassemble la communauté mixte des protagonistes et des spectateurs du procès.

Dans ce moment de transition où un témoin succède à un autre, la captation audiovisuelle choisit le plan large de la salle du tribunal, pris depuis le fonds (figure 3). Les caméras peinent alors à représenter ces différents espaces symboliques et, surtout, la circulation entre eux. Pour ceux qui sont présents dans le prétoire, la proximité physique est très intense et permet de ressentir les effets de la temporalité si particulière de ce procès, la longue succession des victimes venues témoigner, dont le nombre est inédit en France pour une cour d'assises26.

Les visages des victimes du 13 novembre : Reconnaissance et remémoration au procès « V13 »

Le nombre « hors norme » de parties civiles27 venues déposer au procès des attentats du 13 novembre 2015 illustre la place désormais reconnue, en France, aux victimes de terrorisme au sein du processus judiciaire28. A défaut d'autres espaces pour accueillir et entendre cette parole, le procès pénal devient un lieu « cathartique »29, une scène désignée pour exprimer une affliction, intime et collective. Ainsi, l'acte de se tenir debout, à la barre, devant une cour d'assises, représente un moment important pour les victimes et témoins des attentats, pour se remémorer l’épisode traumatique, raconter et se reconstruire.

Beaucoup de familles endeuillées, imitées par leurs avocats au moment de plaider, ont accompagné leur parole de photographies personnelles et d'images représentant des instants de vie des 130 victimes tuées le soir du 13 novembre30. Certaines avaient choisi un portrait du défunt, quand d'autres apportèrent une photo prise lors d'une réunion familiale, ou à l'occasion d'une fête avec des amis. Autant d'images issues du flux quotidien d'une existence passée d'un bonheur simple à une « vie brisée »31.

La photographie « image » l'absence de l’être aimé, écrit le philosophe Jean‐Luc Nancy32. En projetant les visages des disparus à l'audience, l'intention de leurs proches et des avocats des parties civiles n’était pas uniquement de créer un effet de présence, et de « montrer les visages des morts aux vivants »33, mais de les faire « revenir de l'absence »34, en insistant sur le manque provoqué par leur disparition aussi soudaine que brutale. Sans rapport direct avec l’événement des attentats, mais uniquement focalisés sur les victimes de ces attaques, tous ces portraits portaient respectivement, pour les parties civiles et les personnes qui assistaient au procès, des enjeux de reconnaissance et de remémoration35. On pouvait, en effet, regarder ces photographies comme la trace d'une personnalité et le reflet d'une humanité.

A « V13 », l’écran du tribunal était installé dans le dos de la cour. Tandis que les magistrats avaient pour habitude de regarder les images directement sur leur ordinateur, les témoins placés à la barre, de même que les personnes assises dans le prétoire, étaient exactement situés dans l'axe de l’écran, face aux visages exposés à l'audience, qui surplombaient la cour. Une telle confrontation directe avec les visages des victimes relevait quasiment du sacré36. C'est qu'il ne suffit pas d'affirmer que « chaque portrait montre un être humain »37, mais d'insister sur ce qu'il est possible d’éprouver en tant qu'observateur face au regard « implacable » et « omnivoyant » de ces portraits38, qui se confondait avec le regard de la justice. Ce n'est pas, en effet, la valeur « documentaire » de ces photographies qu'il importe de souligner, ni les informations « factuelles » que ces images auraient pu apporter à la cour. Est‐ce seulement, en effet, la vérité psychologique ou la vérité sociale des victimes que leurs proches voulaient ainsi exposer à l'audience ? La projection de tous ces visages relevait d'enjeux autant émotionnels que mémoriels. Les portraits des disparus sont devenus le support d'une mémoire partagée, que tout un chacun pouvait appréhender et prendre en charge, aussi bien les proches que les autres parties civiles, et plus largement, l'ensemble de la société.

Chargés en émotions, ces moments du procès ont parfois été comparés à une cérémonie funéraire39. Autorisant la diffusion de quelques séquences filmées sans lien direct avec les faits jugés, la cour fut également suspectée de sacrifier au rituel de la commémoration, dérogeant aux règles du procès pénal. Le droit cédait‐il, en effet, au pouvoir de l’émotion ? Des avocats estimèrent au contraire que le rôle de la justice était de savoir recueillir l’émotion et la douleur exprimées à l'audience, pour « transformer l'affect en droit »40. Or, un tel enjeu implique de prendre la mesure exacte des blessures, physiques et psychologiques, des victimes, en plus de pouvoir décrire et qualifier le type de violence propre au projet terroriste qui a visé la France et sa population en 2015.

Tout au long du procès des attentats de novembre 2015, plusieurs documents visuels ont ainsi été diffusés, pour attester du déroulement des attentats, et permettre une représentation « réaliste » de l'horreur du 13 novembre.

De quoi témoignent les images ?

Lisibilité des images, expressivité des mots

Afin de prouver un événement et le certifier comme fait, il est d'usage de recourir à un ensemble de dispositifs censés apporter la preuve de son existence41. Parmi ces traces documentaires permettant d'attester la réalité d'un fait passé, la photographie tient une place à part, souveraine et incontestable, comme l'avait formulé Roland Barthes, énonçant que la photographie était « l'authentification même ». A la différence du langage, notait‐il, l'essence de la photographie est de « ratifier ce qu'elle représente »42 : l'une ouvre la « voie de la certitude » tandis que l'autre ne peut « s'authentifier lui‐même ». Et pourtant, contre les intuitions du sémiologue, les étapes par lesquelles un événement devient un fait stabilisé sont essentiellement langagières43. Ainsi, la version officielle d'un événement telle qu'elle est accréditée, par exemple à l'issue d'un procès, est une narration, élaborée par la confrontation et la rencontre de plusieurs témoignages, qui tend à substituer « au foisonnement des circonstances », un « contenu significatif »44. Autrement dit, une image ne témoigne pas elle‐même. Ce n'est jamais l'image seule qui est le témoin d'une scène, mais l'auteur de cette image, ou la personne qu'elle vise.

Certains rescapés choisirent ainsi d'appuyer leur témoignage par quelques photos en lien avec les événements, comme s'il s'agissait pour eux d'authentifier leurs souffrances. Et d'utiliser l'image comme un « certificat de présence »45. « La liste de mes blessures fait plus de deux pages », a déclaré une victime face aux neuf magistrats du tribunal. « On supporte mieux la douleur mais on ne s'y habitue jamais [ . . . ] Ma vie est maintenant rythmée par les médicaments, même si je suis en échec thérapeutique », a continué cette rescapée en projetant une radiographie montrant le bas de son dos, et les trois impacts laissés par les balles qui s’étaient logées dans sa chair, le 13 novembre, alors qu'elle était attablée avec ses amis à la terrasse du bar La Belle Equipe.

Authentifier pour les autres, mais également pour soi‐même. Le compagnon de cette victime, venu témoigner à ses côtés, suggéra aux magistrats de diffuser une photographie volée, prise par des passants avec leur téléphone, peu après les attaques. La première assesseure confirma que le document « suffi[sait] à attester la réalité » de son témoignage. Mais, en sollicitant la projection de cette image, ce rescapé cherchait également à se réapproprier publiquement son histoire. Le procès représentait à cet égard un moment unique pour s'exposer au regard des autres et mêler son récit à celui de tous les autres témoins de l’événement. Dans cette confrontation, qui est en même temps une auto‐constitution de soi comme victime des attentats46, le rapport à son image, et la façon d'intégrer cette image de soi au sein d'un récit cohérent et singulier, est donc essentiel.

Du reste, malgré l'importance acquise par la photo ou le film dans les cours d'assises, ces documents ne sont pas considérés comme des « preuves ». Les magistrats préfèrent ainsi évoquer la « valeur probante » de l'image, soulignant l'idée d'un processus au cours duquel un indice est sans cesse confronté à de nouveaux éléments suscités lors de l'instruction47. C'est l'ensemble des traces relevées par les enquêteurs qui, mises bout à bout, participent à la reconstitution d'un fait et à la construction du récit judiciaire. Mais, il est rare qu'une seule image puisse déterminer et fixer la réalité d'un moment.

Les remarques de l'anthropologue Albert Piette48, ou du sociologue Howard Becker49, peuvent nous éclairer sur la manière d'interpréter et de lire des images pour restituer la vérité des faits, et comprendre comment des sources de type iconographique interviennent dans le déroulement du processus judiciaire. Par exemple, à « V13 », lorsque des enquêteurs de police en charge des investigations sur les différentes scènes de crime ont dressé le bilan de leurs constatations.

Deux types de documents furent mobilisés pendant cette phase du procès. Les images des faits, issues par exemple de la vidéosurveillance, ou prises par des témoins de l’événement—des journalistes ou des civils anonymes—furent complétées par des photographies de la police judiciaire, réalisées immédiatement après les faits sur les scènes des attentats. La première image projetée sur l’écran du tribunal montrait ainsi une vue panoramique des abords du Stade de France, à Saint‐Denis. Introduite puis commentée par un enquêteur de la brigade criminelle installé derrière la barre des témoins, la photographie montrait l'impact provoqué par la déflagration d'un engin explosif sur la vitrine d'un établissement, situé à proximité de l'enceinte sportive. Cette image fut saisie le 13 novembre 2015, à l'endroit même où, quelques heures plus tôt, l'un des trois kamikazes avait activé son gilet explosif. Naviguant dans l'image, de droite à gauche, et de bas en haut, l'enquêteur déroula le compte rendu précis des débris et des restes du matériel explosif du terroriste retrouvés à l'intérieur de la « zone de dispersion ».

Mais, la fonction d'une photographie n'est pas simplement illustrative. Chaque image a été minutieusement choisie pour souligner la violence des impacts : « Je vous présente ces véhicules pour avoir une idée du pouvoir vulnérant de l'engin explosif. On a retrouvé des impacts sur les vitres jusqu'au quatrième étage », commenta par exemple l'officier de police après que l'huissier avait projeté une autre photographie des impacts de boulons sur des voitures et des camions stationnés près du lieu de l'explosion. La photographie doit donc servir le récit démonstratif de l'enquêteur. L'image redouble la parole du témoin pour appuyer la conviction des auditeurs, si bien que les commentaires à son propos, accompagnent, confortent voire anticipent une certaine lecture des faits.

C'est donc la parole, plus que l'image seule, qui importe à l'audience. Comme toute autre preuve, l'image doit être dite, oralisée, ouverte à des interprétations potentiellement contradictoires. Dans certains cas, les détails d'une scène de crime exposés brutalement et nettement par une parole experte peuvent être plus impressionnants que des images50, a fortiori si celles‐ci sont de mauvaise qualité. Car les documents montrés au cours du procès ne sont pas nécessairement choisis sur le seul critère de la qualité des enregistrements. C'est encore une fois l'intention interprétative et démonstrative qui prédomine.

Tirées des enregistrements de la vidéosurveillance autour du stade, les premières images filmées projetées à l'audience ne permirent certainement pas une meilleure visualisation de la scène. Dépourvue de son, saccadée, une très courte vidéo montrait les trois kamikazes déambuler, deux groupes se former, l'un des terroristes passer d'un groupe à l'autre, avant de finalement s’éloigner. Soudain, l'onde de souffle d'une déflagration occupa tout l’écran, avant de laisser apparaître l'intervention des premiers secours, dans la précipitation et la panique. Le film se coupa, laissant l'auditoire dans la confusion. Le président lui‐même appuya l'idée d'une supériorité du récit sur les images, observant que l'extrait « n'[était] pas forcément plus éclairant » que l'exposé de l'enquêteur. Pourtant, ce fut grâce à ces images que les policiers réussirent à reconstruire le parcours des trois kamikazes, les montrant à la recherche de groupes de victimes, visiblement décidés à causer le plus grand nombre de morts. Complétées par les relevés effectués sur les sites des attentats—le nombre d'impacts et de munitions retrouvés sur les lieux, par exemple—les rares images des attaques permirent en effet de qualifier le comportement des terroristes, assurant une meilleure compréhension factuelle du crime.

A ce titre, il convient de prendre en compte les films des criminels eux‐mêmes, enregistrant leurs gestes et leurs discours, dans une intention explicite de propagande. Inséparables de l'acte terroriste, dont elles prolongent et intensifient les effets de sidération et l'effroi provoqués chez leurs victimes, les images mises en ligne par les djihadistes pouvaient‐elles faire l'objet du même type de lecture analytique ? S'il ne fait guère de doute qu'une image de propagande constitue une preuve de l'intentionnalité terroriste du crime, il reste à comprendre comment ces images pouvaient être déconstruites afin d'informer le crime, sans transformer le tribunal en chambre d’écho pour ce genre de propagande.

Les images terroristes peuvent‐elles être lues comme des « preuves » ?

A l'inverse des crimes de masse et des génocides du siècle dernier, les crimes de terrorisme dont la population française fut la cible en 2015 et 2016 n'ont, jusqu'alors, aucunement suscité de commentaires négationnistes, quand bien même ces événements ont donné naissance à diverses thèses complotistes, en particulier sur l'Internet. La raison en est que les commanditaires et les auteurs de ces attaques furent les premiers à les revendiquer—dès le 14 novembre 2015, par exemple, pour les attentats à Paris et à Saint‐Denis.

Aussi, très peu d'images furent mobilisées à l'audience, pour attester des actes juridiques dont l'existence serait contestée. Cependant, la cour s'appuya sur quelques documents visuels produits par l'ennemi, à savoir l'Etat islamique, afin d'identifier certains accusés ayant rejoint les rangs de l'organisation terroriste, déterminer la nature de leurs activités en Irak et en Syrie, ou bien même pour émettre des hypothèses sur leur rôle et les responsabilités qu'ils occupaient au sein de Daech. A cet égard, la défense de l'un des accusés, le Pakistanais Mohamed Usman, contesta la légitimité des preuves recueillies contre leur client, au motif qu'elles furent saisies sur le champ de bataille par les troupes américaines, au moment du retrait de l'organisation de l'Etat islamique.

En dehors de ce débat sur la légitimité des preuves dites « de guerre », le recours à des documents produits par l'Etat islamique fut entouré d'un ensemble de précautions, en raison du caractère violent et propagandiste de certaines de ces images. Il fut en effet rappelé, par un policier de l'antiterrorisme, le rôle de l'image dans la culture djihadiste51. Producteur de centaines de réalisations audiovisuelles, l'organisation terroriste mettait en scène une violence inouïe, hyperréaliste et spectaculaire, afin d'entretenir la terreur chez ses adversaires, et la ferveur militante de ses membres. Avec quelle distance ces images ont‐elles donc pu être diffusées au sein de l'enceinte judiciaire ? Comment montrer les images terroristes et qu'apprendre de ces « atrocités »52 ?

Pour répondre à ces deux questions, un cas exemplaire est celui du clip de propagande de dix‐sept minutes, réalisé à partir d'images tournées avant le 13 novembre, et diffusé sur les réseaux sociaux deux mois après les attentats, en janvier 2016. A la fin de la semaine d'audience consacrée aux constatations, la cour écouta un enquêteur de la section antiterroriste (SAT) de la préfecture de police de Paris, venu exposer une lecture critique de la propagande de Daech. Ces documents furent en effet exploités par les enquêteurs dès leur mise en ligne, afin de relever des éléments probants, par exemple l'identité des commanditaires et des auteurs des attaques, leur nombre, et ainsi de suite. Du reste, lors de l'audience, le moment de la mise en présence des accusés avec ces images fut aussi particulièrement observé53. Si une telle confrontation ne provoqua toutefois aucune réaction sensible chez quelques‐uns de ces hommes, elle suscita cependant des discussions sur les justifications avancées par certains accusés, et fragilisa leur stratégie de défense, en relevant ses contradictions.

D'abord, il faut préciser que le clip de revendication réalisé par l'Etat islamique et diffusé au début de l'année 2016, fut monté à partir de plusieurs séquences, tournées sur au moins trois périodes différentes. Chacune montre les neuf membres des commandos du 13 novembre, tous morts au moment de la diffusion, et ayant tous effectué un séjour en Syrie, bien qu’à des dates différentes. La première séquence montre ainsi chacun des terroristes face caméra, dans le désert syrien, en août 2015. Ils apparaissent à tour de rôle à l’écran, revêtus d'un treillis de couleur sable, l'uniforme de l'Etat islamique. On les entend réciter un texte justifiant leur participation aux attentats. Puis, chacun joint immédiatement le geste à la parole, en exécutant un otage, comme si ce rituel macabre constituait une mise à l’épreuve pour tester la détermination des jeunes recrues de Daech, avant leur passage à l'acte en Europe. Dans la version montrée à la cour, ces passages furent abrégés, moins cependant pour respecter la dignité des hommes assassinés dans ces conditions sauvages, que pour veiller à la sensibilité du public de l'audience.

Une autre séquence de la vidéo de propagande met quant à elle en scène le futur kamikaze du Comptoir Voltaire, Brahim Abdeslam, tout de noir vêtu et s'exerçant au tir en déclamant des menaces à l'attention de la France et du chef de l'Etat, François Hollande. Tourné dès l'hiver 2015, soit pendant le séjour syrien de l'intéressé, ce court passage témoigne non seulement de la détermination de l'Etat islamique à frapper l'Europe, mais aussi de l'anticipation de telles attaques, bien en amont des premiers bombardements français en Syrie, en septembre 2015.

La cour et son président relevèrent ce détail chronologique. Lors des précédentes audiences, en effet, l'un des quatorze accusés, Salah Abdeslam, s’était levé à plusieurs reprises afin de justifier les attentats. Dans l'imaginaire de certains de leurs auteurs, les attaques terroristes du 13 novembre sont interprétées comme des actes de guerre. Ils ne seraient dès lors plus seulement des crimes impliquant des citoyens français contre leurs compatriotes, et déborderaient le seul registre de la justice pénale. Face à cette thèse, les magistrats adoptèrent plusieurs positions. Si la première réaction du président de la cour fut de moquer avec mépris les déclarations d'un accusé se revendiquant « combattant de l'Etat islamique », il accepta ensuite d'engager les discussions sur ce terrain, relevant notamment le paradoxe de leurs justifications—des « représailles » ne pouvaient être programmées avant des attaques censées les provoquer—mais fermant la discussion avec autorité, dès lors que les propos venant du box outrageaient la partie adverse. Ainsi, lorsque l'accusé Abdeslam réagit à la diffusion d'un extrait filmé de l'attaque terroriste contre les clients du bar La Belle Equipe, déclarant qu'il était le « premier à condamner de telles scènes, si on les sortait de leur contexte ». Justifiant tout, même le plus horrible et le plus absurde, au nom de la violence de l'ennemi et d'une idéologie intégriste, le terrorisme tente de résister à la cruelle image de ses atrocités, qui fonde aux yeux de la cour sa nature criminelle, pour revendiquer un statut politique que le droit lui conteste54. Les juges n'ont pas ignoré le contenu des revendications des terroristes pour se concentrer seulement sur l'acte criminel, mais l'habileté des magistrats fut au contraire de rapporter ces deux éléments les uns aux autres, afin de mieux comprendre le crime, dans sa genèse et sa factualité, et sans dépasser les limites de ce procès.

Droit de regards : Faut‐il montrer pour témoigner de l'horreur ?

Tout procès pose un cadre d'exposition de la violence pour interpréter, nommer et mesurer le mal auquel s'affronte le jugement pénal. « Ressaisies par le rituel » judiciaire et réinscrites dans la temporalité même du procès, les images sont ainsi étudiées, analysées, « dépouillées de leur charge émotionnelle » et « façonnées comme des preuves »55. La singularité de la scène judiciaire—comparée, par exemple, à la scène médiatique—serait donc de tordre « l'effet de réel » attendu de l'image, et de s'appuyer sur l’élément visuel de l'enquête, non pas pour précipiter une lecture superficielle de l'acte terroriste56 mais bien pour ouvrir un processus de pensée et de réflexion, soit une lecture critique de l’événement.

Pour autant, le jugement peut‐il avoir lieu et s’énoncer sereinement, en dépit de la nature extrême du crime et de l'intensité de la violence terroriste ? La « mécanique du procès », pour reprendre l'expression d'un chroniqueur57 serait‐elle assez « solide » pour endiguer tout à fait « l'effroi et la désolation » que provoque la confrontation directe avec ces événements ? Entre l'exigence de « vérité », celle de « protection » des victimes ou encore du respect de la dignité des disparus, le visionnage des images les plus « violentes »58 est resté en suspens de longs mois pendant le procès « V13 », interrogeant les acteurs de la scène judiciaire, les victimes, mais aussi les témoins chargés de raconter l’événement du procès et d'accéder, à travers lui, à une compréhension historique des faits qui sont jugés.

C'est qu'en effet, raconter et voir sont deux entreprises distinctes l'une de l'autre. Les psychologues qui se confrontent aux effets de l'image considèrent par exemple que celle‐ci serait un moyen d'accès à la représentation d'un événement ou d'une chose, à condition de pouvoir « faire parler » ce qui s'affiche sous nos yeux. « Parler l'image », c'est la raconter, la traduire en mots « pour mieux voir et mieux comprendre » : « L'image ne prendrait sens qu'une fois investie par celui qui la regarde et qui la parle »59. Ce constat engage deux sortes de problèmes. Dans la continuité des analyses précédentes, le premier tient à la question de la traduction et, pour ce qui nous occupe, à la capacité des acteurs de justice à transcrire et lire les images exposées lors de l'audience. Le second problème tient davantage à la question du rapport qu'entretient l'image avec la « vérité » d'un événement, et la mémoire collective de cet événement. C'est qu'en effet, lorsqu'il n'y a pas d'images, cette absence—imposée ou non—doit être comblée par la capacité des différents témoins oculaires de la scène à retranscrire par les mots leurs souvenirs de l’événement en question. Mais, les mots et la parole peuvent‐ils témoigner de l'horreur ? Qu'en est‐il de la supposée « fidélité historique » de l'image ? Sur quels critères la cour décide‐t‐elle d’étendre le droit de regards de ces images ? Enfin, pourquoi et comment montrer des images de l’événement traumatique lors d'une audience judiciaire ?

L'horreur euphémisée ? Images et visions des attentats dans les récits des policiers et des rescapés

Le 16 septembre 2021, lors du passage à la barre du troisième enquêteur, chef de groupe à la brigade criminelle de Paris et « témoin instrumentaire »60 de la quatrième scène de crime61, une des chroniqueuses quotidiennes du procès détaillait en direct, pour ses lecteurs, la scène alors projetée sur l’écran géant du tribunal. Il s'agissait d'une séquence d'une durée de trente‐cinq secondes, filmée par une caméra de la ville de Paris. L'apparence chaotique et terrible de l'extrait le rendait proprement insaisissable : « Sur les images, des coups de feu, des personnes qui tombent au sol, d'autres qui courent . . . L'horreur », énuméra la journaliste dans un rythme insistant, heurté et saccadé. Dans une langue plus descriptive, un autre commentateur témoignait de même du chaos apparent à l’écran : « Les terroristes jaillissent de leur Seat noire, deux d'entre eux se dirigent en tirant vers la Bonne Bière. On voit les étincelles, les éclats, des passants qui fuient, des corps qui tombent, mais on n'entend rien. La vidéo est silencieuse, film muet tragique »62. La comparaison avec l'esthétique du cinéma muet permet d'insister sur le rythme de l'action et l'expressivité des corps en mouvement, comme le soulignait du reste le propos de l'enquêteur : « Vous pouvez voir la violence et l'intensité de cette scène », observa ce dernier à l'attention de la cour. C'est là, en effet, l'apport essentiel du document pour la compréhension des faits, en plus des données factuelles apportées par l'enregistrement, à savoir : l'heure d'arrivée du véhicule sur les lieux, le nombre d'assaillants, la direction prise par les trois hommes et les tirs dirigés vers la terrasse du bar La Bonne Bière.

A travers la complémentarité observée entre les images et les mots dans la description du crime, les enquêteurs parvinrent donc à redonner toute leur force et leur puissance à des visions d'horreur. Pourtant, si les images permettent de prendre la mesure du drame ou de saisir la violence d'une scène dans sa factualité la plus concrète63, leur lecture ne se heurte pas moins à la difficulté, pour les témoins‐enquêteurs, de rester dans une position purement analytique et descriptive des faits. A distance des événements, la remémoration de la découverte des scènes de crime fut une épreuve singulièrement difficile pour ces derniers, dont le récit fut troublé par l’émotion. Aucun officier de police judiciaire n'avait en effet jamais été confronté à de telles scènes. Le commissaire responsable des investigations dans la salle du Bataclan, commença son témoignage par ces mots : « C'est assez indescriptible, mais il faut le décrire. L'ambiance est lugubre, froide. La lumière blanche rend l'endroit blafard. Les corps sont enchevêtrés les uns sur les autres. On n'avait jamais vu ça »64.

Tissant des liens entre le visuel et le verbal par la figure que les anciens rhétoriciens nommaient hypotypose, les témoins parvenaient ainsi à exprimer pleinement ces visions d'horreur qu'ils conservaient en mémoire mais que la cour eut d'abord la pudeur de ne pas montrer. La précision de certains témoignages suggéra chez les magistrats, les avocats, et dans tout l'auditoire, une vision détaillée et très évocatrice des différentes scènes des attentats. D'une violence similaire à un acte de guerre, le terrorisme présente la particularité d'utiliser, contre des civils désarmés et sans protection, un arsenal très meurtrier, provoquant des blessures très graves et des dégâts considérables sur les corps65. Le procès, moment décisif de « manifestation de la vérité », confronte directement ses acteurs à la réalité de ces « scènes de guerre ». Examen difficile, mais indispensable, qui permet de saisir l'extrémité du crime terroriste, comparable, au moins dans les mots utilisés pour le décrire, à d'autres crimes contre l'humanité : certains journalistes évoquèrent un « carnage », quand d'autres parlaient de « barbarie » ou « d'atrocités », renvoyant ainsi le crime à son exceptionnalité.

L'enjeu de la représentation de l'horreur, seulement par les mots, s'est également posé à de nombreux rescapés venus témoigner de ce qu'ils avaient vu et vécu le soir du 13 novembre 2015, en particulier pour les victimes présentes au Bataclan. Dans la chronologie de l'audience, les parties civiles témoignèrent après les enquêteurs. Or, dans un premier temps et à l'inverse des autres scènes de crime, aucune image de l'intérieur de la salle de concert, prise après les attentats, ne fut projetée. Soucieux de préserver la dignité des disparus et de protéger les victimes, le président imposa ce choix par ailleurs contesté, comme nous le verrons. Sans photographie ni film sur lesquels appuyer leur récit, plusieurs survivants ont ainsi comparé leurs souvenirs du Bataclan le 13 novembre à des scènes de l'Enfer, exprimant par là même leur sentiment d'angoisse de mort imminente. Le détour par les grands mythes collectifs, vulgarisés par l'art et la littérature notamment, autoriserait ainsi à parler de l'indicible et d'une expérience impossible à partager. Rescapé du Bataclan et auteur d'une bande dessinée sur son expérience, le graphiste Fred Dewilde n'a pas témoigné au procès. Toutefois, son récit graphique constitue également une tentative d'exprimer une mémoire traumatique66. Ce témoignage est d'autant plus intéressant que son auteur a essayé de transmettre, par le dessin—et donc en choisissant un type de représentation iconographique—ses souvenirs du 13 novembre. Mêlant volontairement le réel à ses fantasmes, ses impressions et ses réminiscences, l’œuvre de Fred Dewilde exprime la même difficulté que d'autres témoins, face à ce qui demeure irreprésentable.

Dans un long passage, à la fin de son livre, le graphiste tente de donner un sens à cette impossibilité :

J'ai écrit Mon Bataclan avant de pouvoir le dessiner. De petites choses, des petites lignes, des petites tentatives de coucher sur le papier ce que j'avais vécu couché dans le sang. Je pense techniquement pouvoir presque tout dessiner, savoir réinventer ce que je ne connais pas pour que ce soit crédible, mais ça . . . impossible. Comment dessiner des corps déchirés, lacérés, les membres arrachés, découpés, violés par les balles ? Y a‐t‐il seulement un intérêt à ça ? Est‐ce que cela va servir à quoi que ce soit ? Est‐ce que cela va me servir ? Peut‐être est‐ce parce que je ne le pense pas que je ne peux pas le dessiner. Peut‐être est‐ce parce que c'est insupportable que je ne le peux pas. Peut‐être parce que je l'ai refoulé dans les plis de mon cerveau [ . . . ] Six mois après, je ne le peux toujours pas. Je ne me souviens pas de ce que j'ai vu quand j'ai jeté un coup d’œil circulaire dans la salle en sortant. Pourtant, j'ai bien regardé, je cherchais les copains. Où sont passées ces images ? Visiblement, le logiciel a crypté l'enregistrement parce que je n'y ai pas accès67.

Les images sont là sans être là, logées dans un recoin du cerveau de cette victime des attentats. Littéralement, elles « hantent » ses souvenirs. Formes d'une mémoire individuelle autant qu'elles sont le support de la mémoire collective, les images sont essentielles à la construction du souvenir et pour le témoignage de l'Histoire. Or, en plus des souvenirs des rescapés, des images du Bataclan après les attentats ont aussi été fixées par la photographie. Ainsi, et de manière assez inhabituelle dans le contexte d'un procès, la question de leur diffusion s'est posée avec insistance, nécessitant l'organisation d'un débat à l'audience.

Obsession et hantise des images : Débats autour des photographies du Bataclan

Que font les images ? A cette question difficile, Susan Sontag répondait que les « photographies nous hantent »68. Il existe au moins deux façons d'interpréter ces mots de la romancière et militante américaine. Ainsi, la hantise des images désignerait d'abord, au sens littéral du verbe hanter, une vision d'horreur venant habiter, de façon permanente et sans pouvoir s'en défaire, notre imaginaire. Certains chroniqueurs du procès des attentats de janvier 2015, qui s'est tenu, à Paris, de septembre à décembre 2020, ont éprouvé une telle hantise, face aux images d'horreurs que la cour, sous la présidence du magistrat Régis de Jorna, avais pris la décision de montrer69. L’écrivain Yannick Haenel nous avait fait part de cette terrible épreuve, et de la peine ressentie à « faire quelque chose » de ces visions proprement inénarrables pour le chroniqueur : « Je m’étais imposé à moi‐même, sur le moment, de ne pas raconter ce que je voyais. Comment dire [ . . . ] C’était à la fois trop dur, et puis la surenchère dans l'horreur ne m'intéressait pas. Je pensais tout le temps à Tarantino et, je me disais que c’était ce qu'il ne fallait pas faire. En tant qu'herméneute, mon rôle était d'abord de penser ce que je voyais »70.

L'effet de hantise exercé par l'image sur notre inconscient ferait donc obstacle à toute entreprise « herméneutique » de mise en ordre et de réflexion portée sur les choses, et sur ce que nous voyons. Au contraire, exposer et s'exposer à des images de violence, c'est prendre le risque de verser soi‐même dans une « fétichisation de l'horrible » plutôt que de s'appliquer à « rompre le circuit de la violence »71. Du reste, n'est‐ce pas là que se situe l’éthique de l’écriture, celle de l’écrivain comme de l'historien, et même du cinéaste ? Dans L'image manquante72, le documentaire qu'il a réalisé en 2013, Rithy Panh mettait en scène la question d'une mémoire sans image. Son film s'appuyait sur un procédé original qui consistait à représenter l'histoire à travers des figurines de terres peintes reproduisant les événements contés par une voix, et renforcés visuellement par de rares images d'archives, celles qui avaient été produites pour les besoins de la propagande des Khmers, ou des photographies « volées » de témoins. Un dispositif complexe par lequel Rithy Panh agençait une mise à distance de l’événement tout en accomplissant sa lutte obstinée contre l'oubli. Ainsi, si les images sont fragmentaires voire « manquantes », celui qui a vu et a survécu doit chercher à reconstruire ces images pour les raconter et les transmettre, afin qu'elles ne soient pas « historiquement absentes »73. Ce travail de représentation et de reconstruction n'est pas un pis‐aller ; à travers lui, le cinéaste donne à voir ce que les archives ne sont pas en mesure de montrer, tout en permettant de comprendre l’événement, et de relier le passé et le contemporain.

Ce n'est ni le manque d'images ni leur absence74 qui caractérise la mémoire visuelle du 13 novembre. En revanche, l'existence d'images de cet événement traumatique interroge sur la nécessité d'une confrontation directe à ces documents « choquants » et « effroyables »75. Alors que les souvenirs hantent toujours la mémoire des rescapés, certains estiment aussi nécessaire de montrer des photographies de l'intérieur du Bataclan, et de prendre celles‐ci pour témoin de l'extrémité du crime et de leur traumatisme. Bruno, un survivant du Bataclan, évoqua ainsi, devant les journalistes, un « besoin » collectif de s'exposer à des « images plus dures », des images « plus importantes, pour que les gens comprennent bien, que l'histoire soit racontée dans sa totalité, dans sa globalité » :

Ce sont quand même des choses très violentes, très brutales. Et, si vous ne les montrez pas à ceux qui doivent raconter l'histoire, je pense qu'on va peut‐être passer à côté d'une partie de ce procès [ . . . ] Ces images‐là nous hantent, moi il n'est pas rare que, quand je ferme les yeux, je les revois. Mais, par contre, ces images‐là doivent être racontées [sic] à ceux qui ne connaissent pas l'histoire mais pensent la connaître et qui la racontent [ . . . ] En édulcorant, je pense qu'on passe un peu à côté de comment on raconte l'histoire.

La fascination pour les images s'expliquerait donc à la fois par une hantise de l'oubli et la crainte de l'inexactitude. C'est ce qu'avait bien perçu, déjà, Susan Sontag, selon qui les images apportent l'exemple, « le témoignage ineffaçable » ; elles construisent notre rapport au temps, à la mémoire des événements et finalement à l'Histoire76. C'est du reste en ce sens que Sontag évoquait la « hantise » exercée par les images sur l'imaginaire collectif. Les images seraient en effet le support narratif de la mémoire collective des peuples, récit surimposé à l'imaginaire de femmes et d'hommes sur lesquels impriment les images d’événements qu'ils n'ont pourtant guère vécus eux‐mêmes. Que les images jouent de connivence avec la mémoire d'un événement, Paul Ricœur en avait également conscience, qui désignait ce phénomène par un propre syntagme, celui de « l'image‐mémoire »77. C'est, du reste, autour de cette fonction de mémorisation que se sont cristallisées les demandes d'autres parties civiles concernant la diffusion d'images de la fosse du Bataclan lors du procès « V13 ». Le président d'une des deux principales associations de victimes du 13 novembre, Arthur Dénouveaux, avait formulé ce souhait lors de sa déposition à l'audience. Il s'en était encore expliqué au micro de France Inter, à mi‐parcours du procès. Evoquant l'extrait vidéo des premières minutes du concert des Eagles of Death Metal au Bataclan, qu'il avait choisi de montrer lors de son témoignage face à la cour, il insistait encore sur le « poids » que les images exercent sur notre mémoire : « Je me suis dit, en fait, ça fait des semaines que j’écoute tous ces témoignages, et il n'y a rien qui m'ait autant rappelé ce que j'ai vécu que [cette vidéo]. Ce qui veut sûrement dire qu'il y a un poids et un choc des images, qui ne peut pas se retrouver complètement dans ce qui est prononcé à la barre ».

Son homologue à la tête de l'autre association de victimes, Philippe Duperron, a exposé ses divergences sur la question. Son propos ignorait la dimension rémanente des images. Contre celles‐ci, les témoignages des victimes participeraient davantage à « la manifestation de la vérité » judiciaire, ainsi qu’à la compréhension de l'ampleur des « ravages » provoqués par les attentats sur les vies de milliers de personnes, proches de disparus ou rescapés du 13 novembre78. L'opposition entre le récit de la douleur des victimes et l'image de leur souffrance79 est sans doute insoluble. Sollicités pour interpréter cette demande d'images et en évaluer la pertinence, des professionnels de santé exposèrent des réponses contradictoires, se rejoignant cependant sur la particularité de chaque cas, et la nécessité de ne pas imposer de décisions qui paraîtraient trop brutales.

Finalement, le président du tribunal décida de mettre la question en débat, après sept mois d'audience d'un procès‐fleuve. A cette occasion, les avocats partisans de la projection firent notamment valoir que les images pouvaient être « utiles à la manifestation de la vérité ». A l'inverse, les opposants dénoncèrent le « voyeurisme » et le « sensationnalisme » de la démarche, refusant de faire de la mort un « spectacle ». Parmi ces derniers, certains exprimèrent leur crainte d'une « récupération terroriste », insistant sur la singularité du contexte et rappelant notamment la « jurisprudence » du procès Merah, en 201780. Une fois retirée pour délibérer, la cour prit la décision d'organiser, dans la foulée, la projection d'une vingtaine de photographies, soigneusement sélectionnées81.

Comment montrer des scènes atroces ? La médiation des images « traumatiques » à l'audience

Dans le débat sur la diffusion des images les plus sensibles, le conseil de l'association Life for Paris, Me Jean‐Marc Delas, cita l'acte inaugural du procès de Nuremberg, en 1945, et la projection des films sur les camps. L'avocat rappela, à ce titre, la jurisprudence de « l'image comme preuve », tout en observant que l'objectif était alors de « confronter les accusés à la réalité des faits ». Cette référence à l'héritage de Nuremberg, du reste très employée au cours du procès, est intéressante à relever en ce qu'elle permet de souligner les contrastes entre les deux expériences, malgré les liens historiques évidents qui les rattachent entre elles.

Concernant le rôle et la place des témoins, par exemple, les deux procès semblent se situer aux deux extrémités d'un long processus, l'un ne faisant qu'entrevoir ce que l'autre allait consacrer, avec cette très longue phase de témoignages des rescapés et des familles endeuillées82. Il s'ensuit que les conditions de diffusion et les problématiques liées à la réception des images sont absolument différentes. Alors qu’à Nuremberg, l'attention des juges était en effet concentrée sur les réactions des accusés, des hauts dignitaires du régime nazi, à « V13 », c'est bien plus le comportement des victimes assistant à l'audience qui a été questionné, et les éventuelles répercussions induites par la diffusion d'images difficiles sur des personnes en souffrance psychique. Du reste, la mise en espace de la projection, avec l’écran du tribunal placé face au prétoire, et derrière l'estrade des juges (voir figure 3) permet de matérialiser les différences entre les deux types de médiation83.

Cette comparaison montre enfin une évolution dans le statut de l'image et le rapport du droit à la question du traumatisme84, un terme nouveau que les magistrats doivent désormais apprendre à manier dans l'exercice de leur métier85. Mais, de façon inattendue, la précaution avec laquelle les juges du procès « V13 » ont organisé cette diffusion, et les restrictions propres au contexte juridique français, ont aussi rapproché les deux scènes du procès, celles du 13 novembre et de Nuremberg. En effet, tandis que les procès organisés par le Tribunal Pénal International ont accentué la multiplication des images lors des audiences et la relation banalisée de la justice internationale aux images, le procès « V13 » a au contraire restauré le rapport solennel à ce type d'objets, potentiellement traumatisants pour les victimes, et relativement peu disséminés dans les médias, hors de l'espace sacré et sanctuarisé du tribunal.

A Nuremberg, les magistrats avaient précédé les historiens dans le premier travail de collecte des archives et de construction de l'histoire, malgré le biais judiciaire de cette approche. Depuis lors, les promoteurs d'une histoire du temps présent, comprise comme s’écrivant dans la coprésence avec les témoins, ont fait admettre la légitimité d'une histoire écrite sans que le critère de la distance temporelle constitue un obstacle. Que l'archive principale d'un procès soit désormais audiovisuelle signale également une avancée notable dans la trace laissée par un procès et la possible vertu pédagogique de son enjeu sociétal.

Remerciements

Les auteurs tiennent à remercier les lecteurs anonymes de leur article pour French Historical Studies, dont les commentaires et les suggestions ont été très précieux, ainsi que les éditrices de ce numéro spécial, Florence Martin et Laura Mason.

Notes

1.

Parmi les premiers travaux écrits et filmés sur ces questions, lire Douglas, « Film as Witness » ; et Delage, « L'image comme preuve ». Pour une approche croisée entre plusieurs médiations, lire Biet et Schifano, Représentations du procès ; Villez, Séries télé ; et Maillard, « Le dispositif du procès dans les performances de théâtre contemporain ». Voir Delage, Nuremberg: Les Nazis face à leurs crimes (ARTE, 2006) ; et Lewandowski, Caméras dans le prétoire (Histoire et Planète, 2007). Récemment, voir la présentation en ligne de l'exposition « Filmer les procès: Un enjeu social », qui s'est tenue aux Archives nationales, à Paris et à Pierrefitte, du 14 décembre 2020 au 18 décembre 2021 : https://www.archives-nationales.culture.gouv.fr/fr/web/guest/680, et écouter « Faut‐il filmer les audiences ? », Esprit de justice, par Antoine Garapon, France Culture, 21 octobre 2020 : https://www.franceculture.fr/emissions/esprit-de-justice/faut-il-filmer-les-audiences. Le présent article a été écrit dans le cadre du programme de recherche « Filmer les procès » (IHTP/Archives nationales) soutenu par le Labex « Les passés dans le présent ».

2.

L'intégralité des débats et des recueils de documents est disponible en ligne sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France : https://gallica.bnf.fr/conseils/content/le-proc%C3%A8s-de-nuremberg. Pour la version en langue anglaise, voir le site de l'université Yale : https://avalon.law.yale.edu/subject_menus/imt.asp. Sur la question de la « textualité » du procès pénal et, en particulier, l'exaltation par la Révolution française de l'oralité du témoignage dans une société de plus en plus alphabétisée, lire Mason, « “ Bosom of Proof ” ».

3.

« There is here too a powerful sense of structure. In the midst of the dullness, the white helmets of the military guards stand out, offering a sense of order against a backdrop of ruin and explosive mayhem » (Philippe Sands, « Laura Knight's The Nuremberg Trial », ART UK, affiché le 25 mai 2016, https://artuk.org/discover/stories/laura-knights-the-nuremberg-trial).

4.

Kessel, France‐Soir, le 3 décembre 1945.

5.

Ricœur, « Devant l'inacceptable », 4.

6.

Dans une intervention lors de la journée d’études « Regards croisés sur les procès filmés : Filmer, exposer, rendre accessible », organisée par les Archives nationales en partenariat avec l'Institut d'histoire du temps présent et le Mémorial de la Shoah, le 22 octobre 2020, Timothée Brunet‐Lefèvre, doctorant à l'EHESS, explique que, lors du filmage du procès en appel d'Octavien Ngenzi et de Tito Barahira, le fait que la caméra puisse montrer dans le même cadre l'un des accusés et le rescapé qui s'adresse à lui à la barre permet aux spectateurs de saisir l'une des caractéristiques du génocide rwandais, le rôle crucial des liens de sociabilité et leur retournement contre les Tutsi. Voir « Puissance de l'archive filmée : De l'histoire aux procès filmés », disponible en ligne : https://www.dailymotion.com/video/x7yh1pu. Lire également Brunet‐Lefèvre, Le Père Seromba. Pour le compte rendu général de la journée d’études, lire Guichard, « Journée d’étude ».

7.

Les attentats du 13 novembre 2015 ont fait 130 morts, dans une série d'attaques coordonnées par des membres de l'organisation Etat islamique, autour du stade de France (Saint‐Denis), ainsi que dans les Xème et XIème arrondissements de Paris (au croisement des rues Alibert et Bichat, à la rue de La Fontaine‐au‐Roi, à la rue de Charonne et au boulevard Voltaire, autour et à l'intérieur de la salle de concert du Bataclan).

8.

Albert, « D'où vient le pouvoir des images ? », 14.

9.

Didi‐Huberman, Images malgré tout, 48–49.

10.

Deux faits divers qui avaient défrayé la chronique, Marie Besnard étant accusée d’être une tueuse en série, et Gaston Dominici l'auteur d'un triple crime.

11.

Sécail, « De la loi du 6 décembre 1954 au rapport Linden », 271. Lire également Sécail, « La médiatisation du procès pénal ».

12.

Journal officiel, 8 décembre 1954, 11445.

13.

A la question, « En tant qu'avocat, regrettez‐vous que les procès pendant lesquels vous avez défendu des accusés passibles de la peine de mort comme Roger Bontems ou Patrick Henry n'aient pas été filmés pour histoire ? », celui‐ci répondait récemment : « J'aurais en effet souhaité que ces moments‐là soient saisis. Rien n'a jamais égalé pour moi les procès d'assises où se jouait effectivement la tête de l'homme que je défendais. On a peine à imaginer ce que c’était d'entendre le souffle, à 50 centimètres derrière vous, de l'accusé qui entendait au dernier jour du procès, les réquisitions de mort de l'avocat général. Sa vie était en jeu et, pour la sauver, seule demeurait la force de conviction de son avocat » (Badinter, entretien accordé à Libération, 15 septembre 2020, 5).

14.

Depuis que ce dispositif existe, les procès suivants ont fait l'objet d'un enregistrement audiovisuel : procès de Klaus Barbie (11 mai–3 juillet 1987) ; procès de Paul Touvier (17 mars–20 avril 1994) ; procès de Maurice Papon (8 octobre 1997–2 avril 1998) ; procès de Badinter‐Faurisson (12 mars–2 avril 2007, jugement rendu le 21 mai 2007) ; procès en absence de quatorze dignitaires de la dictature chilienne des années 1970–80 (8–17 décembre 2010) ; procès de Pascal Simbikangwa (4 février–14 mars 2014 pour la première instance ; 25 octobre–3 décembre pour l'appel) ; procès d'Octavien Ngenzi et Tito Barahira (10 mai–7 juillet 2016 pour la première instance ; 2 mai–6 juillet 2018 pour l'appel) ; procès d'AZF (23 février–30 juin 2009 pour la première instance, jugement rendu le 19 novembre 2009 ; 24 janvier–24 mai 2017 en deuxième appel, délibéré rendu le 31 octobre 2017).

15.

Lire Sin Blima‐Barru et Delage, « Filmer les procès pour l'histoire » ; et Couroussé‐Volat et Gasnault, Rapport d'observation.

16.

Cité par Sécail, « De la loi du 6 décembre 1954 au rapport Linden », 278.

17.

Il s'agit de 1616Prod, dont le directeur est David Martin, qui avait remporté l'appel d'offres lancé par le ministère de la Justice en 2012 pour des prestations courantes de tournage, de montage, et de motion design. Dès 2014, son champ d'action s'est élargi à celui des procès sensés abonder le fonds d'archives « historiques » de la justice.

18.

Le débat, intitulé « Le procès Pinochet, des archives audiovisuelles pour la justice », réunissait Martine Sin Blima‐Barru, responsable du Département de l'archivage électronique et des archives audiovisuelles des Archives nationales, Sarah Pick et Fabien Lacoudre, réalisateurs du procès Pinochet, et Christian Delage.

19.

Ceux‐ci seraient pourtant très utiles pour être le plus fidèle possible aux comportements des protagonistes. Par exemple, quand l'urgentiste Patrick Pelloux vient le 9 septembre 2020 à la barre du procès des attentats de janvier 2015, il s'est préparé pour donner son témoignage sans notes, et avec le souci de ne pas céder à l’émotion. Cela lui a demandé un très grand effort. Une fois terminée sa déposition, le juge Régis de Jorna lui pose une série de questions qui l'oblige à revenir, mais de façon décousue, sur ce qu'il avait déjà dit, de façon alors structurée. Son agacement se voit moins sur son visage qu’à la manière dont il serre le poing. Seul un insert pourrait rendre compte de ce moment.

20.

Il réussira cependant à obtenir l'autorisation de filmer, avant son procès, l'ancien responsable du centre de détention, de torture et de mise à mort ; voir Panh, Duch, le maître des forges de l'enfer (France et Cambodge, 2011).

21.

Voir Dixième chambre : Instants d'audience (France 2/Canal +, 2003).

22.

Voir Un coupable idéal (France 2/HBO, 2001).

23.

« 18 mars 1994 : Malibert [un des deux magistrats‐conseillers chargés de suivre, en régie, le tournage du procès] s'avère très compréhensif en ce qui concerne la réalisation. La veille, j'avais tenté—pendant le long arrêt de renvoi lu par le greffier—un plan large de la caméra 3 montrant l'accusé à gauche cadre et le greffier, Madame Taieb, de trois‐quarts dos, avec en profondeur, entre les deux, l’étendue de la salle. Surprise : Malibert m'incite à faire ce genre de plans, puisque, après tout, on ne sort pas du “droit fil” du discours » (Saguez, Journal tenu pendant le procès Touvier, reproduit en annexe du livre de Delage, La vérité par l'image, 353).

24.

Garapon et Lassègue, Le numérique contre le politique, 198.

25.

Le président de la cour, Jean‐Louis Périès, après avoir dans un premier temps exposé aux témoins que la question de l'indemnisation n’était pas de son ressort, a volontiers laissé s'exprimer les plaintes des uns et des autres.

26.

Si l'opinion publique avait une connaissance précise du nombre de victimes décédées en 2015 (130), elle n'avait guère connaissance de celui des blessés et des proches des victimes et de la question de l'aide administrative, financière, physique et psychique qui leur a été apportée. Au 10 novembre 2021, le FGTI avait pris en charge 2 605 personnes : les proches de victimes décédées (709), les blessés et leurs proches (586) et les victimes psychiques (1 285). Source : FGTI, https://www.fondsdegarantie.fr/wp-content/uploads/2021/11/CP_Etat_de_Lieux_novembre2021_Attentat13_11.pdf.

27.

Quatre cent quinze victimes des attentats, parmi lesquelles des rescapés et des proches endeuillés, ont témoigné au procès. Au total, 2 579 personnes s’étaient constituées parties civiles. En droit français, on appelle « partie civile » la personne qui s'estime victime d'une infraction pénale et qui intervient dans un procès afin d'obtenir la réparation du préjudice subi. Se constituer partie civile implique donc de faire reconnaître et défendre ses intérêts. C'est un acteur à part entière du procès, dont le rôle est bien distinct de celui du ministère public—elle ne peut pas demander la condamnation pénale des accusés—et ne se confond pas avec celui de témoin.

28.

La bibliographie sur le thème de la « victimologie » est vaste. Citons notamment, pour le cas français et une approche comparée : Giudicelli‐Delage et Lazerges, La victime sur la scène pénale en Europe ; Braun, Victim Participation Rights ; Kirchengast, Victim in Criminal Law and Justice ; McGarry and Walklate, Victims.

29.

Damiani, « Parole des victimes et dispositif d'accompagnement », 316–19.

30.

En plus des 130 personnes tuées le soir du 13 novembre 2015, deux autres victimes ont mis fin à leurs jours, en 2017 et en 2021. Ainsi, le chiffre de 132 morts est parfois évoqué, notamment par certains avocats des parties civiles.

31.

Expression utilisée par une victime, lors de son témoignage devant les juges.

32.

Nancy, Le regard du portrait, 64.

33.

Alberti, De pictura, 131.

34.

Nancy, Le regard du portrait.

35.

Aumont, L'image, 67.

36.

Pour une lecture sacralisante du portrait, en tant que représentation du visage humain : Aumont, Du visage au cinéma ; Le Breton, Des visages ; Nancy, Le regard du portrait ; Sloterdijk, Sphères.

37.

Sloterdijk, Sphères, 178.

38.

Beyaert‐Geslin, Sémiotique du portrait, 15.

39.

Lévêque, « Procès hors norme, plaidoiries hors cadre ».

40.

Carrère, « Angoisse de mort imminente ».

41.

Dulong, « Les opérateurs de factualité ».

42.

Barthes, La chambre claire, 133–35.

43.

« Le contenu des événements du passé, pour ceux qui les appréhendent rétrospectivement, est donné dans le langage par des récits récurrents brodant autour de la même version [ . . . ] Quant aux traces, documents écrits, photos, elles viennent en général à l'appui du récit, l'ouvrent rarement sur le procès de sa construction ». Et : « Un événement, action ou catastrophe n'existe qu'inscrit dans les formes narratives, réclamées par l'esprit humain » (Dulong, Le témoin oculaire, 65–66). Sur ces questions, nous renvoyons également le lecteur au travail de Paul Ricœur, et notamment : Ricœur, Temps et récit.

44.

Dulong, Le témoin oculaire, 64.

45.

Barthes, La chambre claire, 135–36.

46.

Pierron, « De la fondation à l'attestation en morale », 435–36.

47.

Ce que montre très bien, par exemple, Elodie Lemaire dans une enquête sociologique sur les discours et les usages autour de la vidéosurveillance : L’œil sécuritaire.

48.

Piette, « Fondements épistémologiques de la photographie ».

49.

Becker, « Les photographies disent‐elles la vérité ? » Sur un thème proche : Maresca et Meyer, Précis de photographie à l'usage des sociologues.

50.

« Les images ne valaient pas grand‐chose face aux détails morbides de l'enquêteur », observaient le lendemain les chroniqueurs de Charlie Hebdo (Redaud et Prost, « Trois enquêteurs, trois scènes de crime »).

51.

Sur le sujet : El Difraoui, Al‐Qaida par l'image ; Lachance, Les images terroristes ; Salazar, Paroles armées.

52.

Pour une analyse des images produites par Daech, lire Boëx, « Terroriser et tuer avec l'image ».

53.

Lors de la diffusion du clip de propagande, les réalisateurs effectuèrent plusieurs plans de coupe sur le box des accusés, donnant ainsi à voir le visage de quelques‐uns des onze hommes détenus et présents au procès, soupçonnés pour certains d'avoir participé à des mises en scène d'exaction comme celles qui apparaissaient dans la vidéo de revendication des attentats.

54.

Eisenzweig, « Absence du terrorisme ».

55.

Salas, « La justice du XXIème siècle », 111.

56.

Delage, « L'image dans le prétoire », 52.

57.

Durand‐Souffland, « Au procès “ V13 ” ».

58.

Concernant la qualification des images dites « violentes », lire Jost, « Les images du 11 septembre sont‐elles des images violentes ? » Dans cet article, François Jost distingue les images à dominante « iconique » et celles à dominante « indicielle » afin de mieux qualifier la manière dont l'image restitue la violence d'un événement. A l'exemple des plans filmés par la vidéosurveillance, les images dites « iconiques » captent cette violence de façon quasi transparente et analogique. En revanche, les images « indicielles », du fait de la présence d'un témoin, retransmettent une vision de l'horreur « à hauteur d'homme ». Dit autrement, la violence que subit une victime est dans ce cas plus « immédiatement sensible » chez le spectateur de la scène.

59.

Francou et Lebarbier, « L'image au fil de l'eau », 24.

60.

Nous reprenons ici la distinction faite par Renaud Dulong entre « témoin instrumentaire » et « témoin oculaire ». Utilisée uniquement en droit civil, le premier désigne l'ensemble des professionnels intervenant comme « auxiliaires des magistrats ». Contrairement au témoin oculaire, le témoin instrumentaire intervient après l’événement. L'autre caractéristique essentielle qui le distingue des témoins de l’événement est le mandat que le témoin instrumentaire reçoit de la part de l'institution judiciaire, « à laquelle il prête serment de servir la vérité ». Lire Dulong, « Qu'est‐ce qu'un témoin historique ».

61.

Ce que nous appelons « la quatrième scène de crime » désigne les terrasses du bar La Bonne Bière et du restaurant Casa Nostra, situées rue de La Fontaine‐au‐Roi, dans le XIème arrondissement de Paris.

62.

Seckel, « “ Voilà à quoi ressemblait la scène de crime ” ».

63.

L'enquêteur responsable des investigations sur le site de La Fontaine‐au‐Roi précisa que ses hommes réalisèrent, au total, près de cinq cents prises de vue de la scène, photographiant notamment les impacts provoqués par les balles sur le mobilier et les corps.

64.

C'est le commissaire Patrick Bourbotte qui s'exprimait ainsi, au huitième jour d'audience du procès « V13 », le 17 septembre 2021.

65.

Nous rappelons que les attentats du 13 novembre 2015 ont fait 130 morts (auxquels s'ajoutent en 2017 puis en 2021 deux victimes qui se sont suicidées) et 450 blessés physiques.

66.

Delorme, « Les attentats du 11 septembre 2001 et du 13 novembre 2015 en bande dessinée ? » ; Santerre, « L'histoire d'une survivance ».

67.

Dewilde, Mon Bataclan, 38.

68.

Alors que « le récit aide à comprendre, les photographies font autre chose, elles nous hantent », écrit‐elle (Sontag, « Regarding the pain of others », 133).

69.

Il s'agit des photographies prises par l'identité judiciaire, le 7 janvier 2015 après‐midi, dans les locaux de Charlie Hebdo.

70.

Haenel, « La barre est une métaphore de la justice », entretien avec Matthieu Combe, Alexis Couroussé‐Volat, Christian Delage, Maxime Gasnault et Thibault Guichard, Institut d'histoire du temps présent, 9 mars 2021, disponible en ligne : https://www.ihtp.cnrs.fr/actualites/entretien-avec-yannick-haenel/?highlight=haenel.

71.

Foliard, Combattre, punir, photographier, 20.

72.

Panh, L'image manquante.

73.

Louey, « Rithy Panh et l'image manquante », 182.

74.

« L'absence est par définition l’état des choses dont on ne sait pas ce qu'elles sont devenues. En revanche, le manque est ce qui fait défaut », écrit Soko Phay (« L'image manquante de Rithy Panh », 160). Lire également Gasnault, « Les témoignages cinématographiques du génocide des Khmers rouges ».

75.

Arrêt sur images, « Bataclan ».

76.

« Les photographies apportent l'exemple, le témoignage ineffaçable. La fonction illustrative des photographies n'est pas sans affecter les opinions, les préjugés, les fantasmes et la désinformation [ . . . ] Et les atrocités qui ne sont pas conservées dans nos esprits par des images photographiques connues—comme le massacre japonais perpétré en Chine, en particulier l'attaque de Nanking en 1937, ou le viol de plus de 100 000 femmes et jeunes filles par les soldats soviétiques lâchés par leurs officiers à Berlin en 1945—demeurent, bien sûr, beaucoup plus lointains. Parce qu'il n'y a pas de témoignages photographiques, peu de gens se soucient de commémorer ces événements. La familiarité de certaines photographies façonne notre sens du présent et du passé immédiat. Les photographies installent des racines référentielles » (Sontag, « Regarding the pain of others », 130–31).

77.

Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli.

78.

« Je suis pour ma part convaincu que toute cette douleur [ . . . ] permet de prendre peut‐être plus encore que les images et les sons, la mesure des ravages et participe à l'appréciation du tribunal, et à l'appréciation de la proportionnalité des peines [ . . . ] Je pense que [montrer les images de la fosse du Bataclan après les attentats], c'est vraiment de la douleur ajoutée à de la douleur [ . . . ] Le procès est là pour faire apparaître la vérité la plus vraie, si j'ose cette tautologie. La douleur qui s'exprime dans ces témoignages contribue également à cette vérité ».

79.

Ricœur, « La souffrance n'est pas la douleur ».

80.

Lors du procès du frère du djihadiste Mohamed Merah, auteur des crimes terroristes à Toulouse et Montauban en mars 2012 (dans une école juive et contre des militaires), certaines parties civiles avaient formulé la demande de montrer à l'audience les films réalisés par le terroriste durant les tueries, notamment celles dans l’école Ozar Hatorah. Le président du tribunal avait finalement décidé de ne diffuser aucune de ces images, indiquant notamment qu'il ne fallait pas « ajouter de l'horreur à l'horreur ».

81.

Au 111e jour d'audience, et après un débat mobilisant essentiellement les avocats de parties civiles, la cour a décidé la projection de vingt‐neuf clichés pris à l'entrée et à l'intérieur du Bataclan, ainsi que la diffusion de trois enregistrements audios de quelques minutes, extraits de la bande son d'un dictaphone pirate en fonctionnement pendant l'attaque des terroristes.

82.

Delage, La vérité par l'image.

83.

Delage, La vérité par l'image.

84.

Nous remercions à ce titre l'anthropologue et psychiatre Richard Rechtman pour ses observations pertinentes et judicieuses. Son dernier ouvrage paru a été traduit en anglais : Rechtman, La vie ordinaire des génocidaires ; Rechtman, Living in Death.

85.

Me Jean Reinhart, l'avocat de l'association de victimes 13onze15, opposé à la projection de ces images, ou demandant que celle‐ci soit faite avec la « plus grande délicatesse », a notamment fait valoir que le « choc » ressenti par certaines victimes pouvait être « profond », allant même jusqu’à provoquer une « rupture avec le procès ».

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