Résumé

C'est une étrange logique que celle de la souveraineté, telle que Georges Bataille a voulu la mettre en oeuvre et la théoriser, par deux fois. Il l'a fait d'abord en 1942, ensuite dans ce livre impossible qui était censé clore la seconde Somme qu'il avait prévue, celle de la part maudite. Elle suppose une expérience, mais c'est une expérience qui ne peut pas témoigner d'elle-même. Elle a besoin de s'inscrire de façon institutionnelle, mais elle appelle une pensée apocalyptique. A chaque fois, elle ne peut se dire qu’à travers une « catastrophe » et, à chaque fois également, elle est obligée de faire appel à la figure du « dernier homme ». Cette logique demande à être reconstruite. Il faut revenir là où Bataille s'est arrêté. Il faut comprendre quel était ce formidable obstacle auquel il s'est heurté. Il devait entrer dans un territoire vierge, celui du survivant. Et puisqu'il s'est arrêté précisément là où il se proposait d’écrire sur Kafka, le présent essai annonce et introduit un travail sur la situation de Kafka dans l'histoire (européenne) de la souveraineté.

Avant-propos

Le texte que l'on va lire a été écrit pour servir d'introduction à un travail sur Kafka. Il a été écrit initialement dans ma langue survivante. Eh oui, il y a encore des langues survivantes qui poursuivent leur existence fantomatique de par le monde. Fantomatique, certes, mais aussi symptomatique. Ce sont les symptômes de la souveraineté des langues. Les langues souveraines ne s'en soucient guère et elles n'ont aucune raison de s'en soucier. Mais les langues survivantes, s'il en reste, sont obligées quant à elles de réfléchir constamment sur leur propre statut, de se redéfinir elles-mêmes à tout instant par rapport aux langues souveraines et par rapport à la souveraineté des langues en général. Elles sont obligées, en tant que survivantes, de se maintenir dans un dialogue continuel avec la souveraineté. Il faut donc d'abord dire un mot, dans la foulée de Walter Benjamin, de la forme prise par ce dialogue chez Kafka.

Arrivé presque au terme de son grand essai de 1934 sur Kafka, Benjamin fait intervenir une avant-dernière figure animale, celle de Bucéphale, le cheval d'Alexandre, qui serait revenu parmi nous, et ferait désormais partie de la guilde des avocats. C'est le court récit de Kafka, « Le nouvel avocat » (Der neue Advokat). Il vaut la peine d'en citer quelques lignes: « . . . Voilà pourquoi il est bon, comme l'a fait Bucéphale, de se plonger dans les livres de loi. Libre, n'ayant plus à supporter la pression des cuisses de son cavalier sur ses flancs, à la paisible lueur de la lampe sous l'abat-jour, loin du tintamarre des batailles d'Alexandre, il lit et il feuillette les pages de nos vieux grimoires ».1 Τout ce branle-bas de combat mis en place par Benjamin avait pour but d'arriver au résultat suivant, je l’écris en allemand: Umkehr ist die Richtung des Studiums, die das Dasein in Schrift verwandelt.2 Essayons de traduire: « Le mouvement vers l'arrière est la direction de l’étude, celle qui transforme l'existence en Écriture ». On est obligé d’écrire Écriture avec une majuscule, pour signaler qu'il s'agit entre autres des Écritures, même si « Kafka n'ose pas attacher à cette étude les promesses que la tradition attache à celle de la Torah »3, dit Benjamin en se référant au petit travail de Werner Kraft, et en acceptant le fait qu'il s'agit bien dans ce récit d'une critique radicale du mythe, c'est-à-dire, disons-le rapidement (Werner Kraft avait lu l'essai de 1921 sur la critique de la violence mythico-politique et Benjamin lui en savait gré), de la souveraineté dans son fonctionnement historique, en particulier sous la forme du droit. Mais alors, pourquoi une critique radicale de la souveraineté suppose-t-elle cette volte-face, ce retournement, ce demi-tour, ce mouvement vers l'arrière ? Benjamin le dit en un mot : « Sancho Pança a envoyé son cavalier devant. Bucéphale, lui a survécu au sien »4, un mot donc, un seul, en allemand : überlebt. Et, comme Bataille, il s'arrête là. Bien sûr, Bucéphale revient comme survivant. Et Benjamin a beau dire dans une de ses lettres à Scholem que la loi est « l'angle mort » dans l’œuvre de Kafka, que lui s'occupe plutôt de l'image,5 il n'empêche, si le nouvel avocat a survécu à la souveraineté, c'est bien les livres de la loi qu'il feuillette et c'est bien sous la forme de la loi, donc entre autres de la loi politique, qu'il avait porté pendant si longtemps le souverain sur ses épaules. Il faut donc refaire l'histoire du mot et du concept de la souveraineté.

Georges Bataille ne voulait rien entendre de la « souveraineté des États ». Il ne voulait surtout pas historiciser la souveraineté et le sujet. C’étaient pourtant des mots et des concepts entièrement historiques, qui se sont mis en place au 18e siècle, et la réalité apparue dans le domaine politique s'est aussitôt transportée dans le domaine littéraire à la fin du siècle, avec la traduction généralisée entre langues désormais souveraines, pratiquée et théorisée en Allemagne par la première génération de Romantiques. Ils avaient décidé de tout traduire, depuis les grandes et petites œuvres de la littérature moderne européenne, jusqu'aux œuvres épiques et poétiques de l'Inde ancienne. Antoine Berman a retracé en son temps cette prodigieuse aventure dans son livre, L’Épreuve de l’étranger. En traduisant, c'est-à-dire en créant une communication entre les langues, en assurant un passage de l'une à l'autre, les Romantiques s'assuraient aussi des frontières qui les délimitaient en tant que langues, ils inventaient une nouvelle façon — pour les langues — d’être étrangères l'une à l'autre. C'est la traduction qui servait de viatique et de passeport, c'est elle qui établissait les conditions de cette nouvelle coexistence entre les langues, qui les expérimentait une fois établies, c'est donc elle qui mettait en place la souveraineté des langues, qui en faisait une réalité tangible. A ce compte, l’épreuve et l'expérience de l’étranger qui donnent leur nom au titre de l'ouvrage d'Antoine Berman constituent l’épreuve et l'expérience d'une limite et d'une loi. Dans ma langue survivante à moi, « limite » et « loi » sont dites par le même mot, sahman. La souveraineté — des États comme des langues — avait ainsi affaire à la loi par deux fois. Une fois à l'intérieur, une fois à l'extérieur. D'où la formation de ce mot étrange, « souveraineté », qui réfère d'une part au souverain comme source de la loi, et d'autre part à la limite éprouvée et expérimentée par le sujet de droit qu'est l’État souverain dans sa définition même. Ce mot à double tranchant est tellement étrange qu'il n'existe pas en tant que tel dans ma langue survivante. Il n'existe précisément que dans les langues souveraines. Si, à l'intérieur, le souverain était —et est toujours — le sujet de la loi établie par lui-même, à l'extérieur il était — et est toujours — sujet à une loi tacitement établie et reconnue par la traduction réciproque. L’épreuve de l’étranger est toujours l’épreuve de la loi. La politique s'est ainsi convertie en littérature. Et la littérature a rejoué la politique. L'une dépend de l'autre. Elles sont indiscernables dans la souveraineté.

Il faut donc lire Kafka historiquement, il faut lire son dialogue avec les Romantiques, avec les langues souveraines, et avec la souveraineté en général. C'est ainsi qu'il faut comprendre aussi le statut d'une langue comme « survivante », en relation avec le statut, la modalité et le fonctionnement souverains des langues. Bien entendu, une langue survivante peut continuer à vivre et à mourir pour elle-même, dans son coin, sans que personne ne s'en émeuve. Mais voyez ! Elle a réussi à se révéler à ses propres yeux comme ce qu'elle est, comme survivante, à étudier son histoire, ancienne et nouvelle, à ouvrir les livres de loi, ces livres qui gouvernaient le royaume ou la république du souverain, et à essayer de voir sur quelles bases les avocats des langues souveraines prononçaient leurs jugements. Tout cela n'aurait jamais été possible si ce nouvel avocat n'avait pas appris la langue juridique de la souveraineté, s'il n’était pas devenu un avocat comme les autres, s'il n'avait pas été reçu parmi eux et s'il ne faisait pas partie aujourd'hui de l'union syndicale des avocats, s'il ne jouissait pas de leur hospitalité, reconnu enfin par eux pour ce qu'il est, bien sûr comme le survivant qu'il est, mais aussi — avant d’être ce survivant qu'il est — comme celui qui portait sur ses frêles épaules l'ensemble de l’édifice de la souveraineté.

Fort bien. Mais alors pourquoi Georges Bataille ? Parce que c'est, je crois, le seul auteur contemporain qui, en se débattant avec la souveraineté, ait rencontré le survivant (sous le nom du « dernier homme »). Il l'a rencontré à son corps défendant. En marchant à reculons. C'est ce qui oblige à le lire en quelque sorte contre lui-même. Avec l’« homme de l'art souverain », il cherchait à définir une souveraineté en tout point anti-souveraine, si la souveraine est celle que nous avons définie plus haut, celle qui a affaire à la frontière et à la loi, au sahman. Il faut comprendre, dit-il, l'homme de l'art souverain comme s'il était le dernier homme. Cela complique singulièrement la tâche du lecteur. Et en tout cas, dans cette marche à reculons, il a butté sur Kafka. C'est donc à partir de là qu'il faut recommencer.

Un livre interrompu

Georges Bataille n'a jamais pu compléter son livre sur la souveraineté. De toute évidence, il s'est heurté à des difficultés insurmontables. Giorgio Agamben a son idée sur la question, idée qu'il a d'abord rendue publique dans un court essai consacré à Bataille, paru dans l'ouvrage « Il politico e il sacro »6, puis dans son maître-livre, Homo Sacer. Dans celui-ci, le passage sur Bataille intervient à la fin de la seconde partie, une fois que la connexion a été établie entre le concept éminemment politique de « souveraineté » et ce qu'il appelle la « vie nue ». La vie nue représente ce qui s'exclut de la loi par décision souveraine, la souveraineté étant dès lors la capacité de décider sur l'exception, donc sur l'exclusion elle-même. L'explication donnée par Agamben à propos de l’échec de Bataille est dès lors celle-ci : il est vrai que Bataille avait pressenti ce qu’était la vie nue comme une figure liée à la souveraineté, son côté obscur en quelque sorte, mais « au lieu de reconnaître [. . .] sa nature éminemment politique, il en inscrit l'expérience d'une part dans la sphère du sacré [. . .], d'autre part dans l'intériorité du sujet ».7 Pour lui, la vie « reste [. . .] ensorcelée dans le cercle ambigu du sacré ».8 Pour le dire brièvement, la pensée de la souveraineté développée par Bataille n’était pas assez politique. Bataille était empêtré dans les catégories anthropologiques de son temps. L'appareil conceptuel du sacrifice et de l’érotisme ne convenaient aucunement pour saisir la nature de l'homo sacer, et on le remarque bien — dit Agamben — quand on voit la fascination de Bataille pour les photographies du jeune Chinois soumis à la torture. Et c'est à peu près tout. Le recours aux images et aux photographies est intéressant en lui-même mais il ne fait pas argument. Il est vrai que Bataille, du moins dans ce contexte, ne prenait pas l'image en considération autrement que comme un simulacre pour l’« expérience intérieure ». Et de toute façon, cela ne nous dit pas pourquoi le livre sur la souveraineté s'est interrompu. Il faut donc reprendre toute la question.

C'est le qualificatif d’« expérience » qui nous guidera pour commencer. Une expérience telle que celle imaginée par Bataille (mais on peut en dire tout autant de l'expérience au sens phénoménologique) exige que je sois, en tant que sujet, mon propre objet. Ce sont exactement les mots utilisés par Bataille. Par exemple dans un article écrit en 1949, « L'art, exercice de la cruauté », où il explicite le projet en termes d'expérience, donc en termes phénoménologiques. Cette expérience a pour objet le « sujet », et son propos est bien la destruction de l’« objet », donc du sujet. C'est ce que Bataille a toujours appelé « sacrifice ». Je le cite : « Le sacrifice nous promet au piège de la mort. Car la destruction donnée à l'objet n'a de sens que la menace qu'elle est pour l'objet. Si le sujet n'est pas réellement détruit, tout est encore dans l’équivoque. Et s'il est détruit, l’équivoque se résout, mais dans le vide où tout est supprimé »9. C'est un schéma très simple, qui se répète constamment, toujours sous la même forme. Et c'est véritablement un traquenard. C'est le traquenard dans lequel Bataille s'est retrouvé piégé toute sa vie durant. Il s'agirait de s'exposer soi-même à la destruction, en tant que sujet. C'est le sens et la finalité de l'expérience. Mais si l'on s'expose à la destruction, il n'y a plus de sujet qui tienne, donc il n'y a plus d'expérience. C'est aussi simple que cela. Ou alors il faudrait être capable de survivre, de survivre à sa propre destruction. Et s'il en va ainsi, alors la possibilité même de l'expérience (et donc une quelconque connaissance à travers l'expérience) suppose l'idée ou la réalité de la survie. Elle suppose une figure du survivant. Nous avons donc besoin de savoir ce que signifie « survivre ». Nous avons besoin de savoir qui est le survivant. Nous avons besoin d'une phénoménologie du survivant, aussi improbable et même aussi contradictoire que cela paraisse. Et c'est en tout cas évidemment ce que Bataille ne dit jamais. Du moins, il ne le dit jamais en ces termes. Pour qu'une phénoménologie ait un sens, il faut bien sûr un sujet, c'est-à-dire ici très clairement un témoin. Il faut bien que je puisse témoigner de moi-même. La destruction du sujet serait la destruction du témoin en l'homme. Le survivant serait le témoin mort. C'est donc d'une phénoménologie du « témoin mort » que nous avons besoin. Or ce n'est pas dans cette voie que s'est engagé Bataille, malgré les avertissements qu'il a pu recevoir. Il a voulu rattacher l'expérience souveraine à l'image comme simulacre. Il aurait fallu que ce soit un masque mortuaire moulé du vivant même du sujet.

Nous avons mentionné au début la réticence d'Agamben à l’égard de ce que Bataille présente comme son expérience de la souveraineté et sa difficulté à expliquer l'interruption abrupte du troisième volume de La Part maudite. Une autre explication est donnée par Etienne Balibar dans un article écrit pour le Vocabulaire européen des philosophies et repris dans son livre Citoyen sujet (qui, soit dit en passant, donne une place de choix à l'essai du même nom, écrit naguère en réponse à la question de Jean-Luc Nancy, « Qui vient après le sujet? »). Dans cet article, en effet, Balibar cite cette magnifique phrase de Bataille, phrase spéculative s'il en est : « Le sujet, c'est pour moi le souverain », et considère que Bataille n'avait pas pris suffisamment en compte la révolution du sujet, telle qu'elle est advenue au XVIIIe siècle, celle qui a transformé le sujet en souverain.10 Dans son article de 1987, Giorgio Agamben prend bien en compte l'ambivalence ou plutôt ce qu'il appelle l'oxymore du « sujet » mais, comme à son habitude, il la considère en quelque sorte comme originelle, ce qui veut dire qu'il ne prend pas en compte l'advenue historique, parfaitement datée, du « sujet souverain » (pas plus que Bataille, bien sûr, mais Bataille, lui du moins, s’étonnait de l'oxymore et ne cherchait pas à lui procurer une explication étymologique). Je cite donc Agamben :

[Le paradoxe de la souveraineté] est d'une grande antiquité et . . . il est implicite dans l'oxymore que l'on constate dans l'expression « le sujet souverain ». Le sujet (c'est-à-dire, étymologiquement, celui qui est au-dessous) est souverain (c'est-à-dire qu'il est au-dessus). Et peut-être le terme « sujet » (conformément à l'ambiguïté de la racine indo-européenne de laquelle dérivent les deux prépositions latines de sens opposés super et sub) n'a-t-il pas d'autre signification que ce paradoxe, celui de se trouver là où il n'est pas.11

Au contraire, Geoffrey Bennington a enregistré cette révolution du sujet comme il se doit, en suivant les réflexions de Derrida dans « États d’âme de la psychanalyse ». Voici donc d'abord le contexte dans lequel intervient la note de Bataille sur le sujet souverain :

Si j'ai parlé de souveraineté objective, jamais je ne perdais de vue le fait que la souveraineté n'est jamais objective vraiment, qu'elle désigne au contraire la subjectivité profonde . . . [Dans le monde des choses] nous percevons des rapports de force et, sans doute, l’élément isolé subit l'influence de la masse, mais la masse ne saurait le subordonner. La subordination suppose un autre rapport, celui de l'objet au sujet.12

C'est ici que Bataille place cette note de bas de page : « L'usage des souverains disant “Mes sujets” introduit une équivoque qu'il m'est impossible d’éviter. Le sujet, c'est pour moi le souverain. Le sujet dont je parle n'a rien d'assujetti ».13 Après avoir cité ces quelques lignes, Geoffrey Bennington ajoute un « Peut-être » très ironique.14 Et si, pour Bataille, le double sens du mot « sujet » était juste le résultat d'un jeu de mots, « ce jeu de mots inévitable est mal venu ».15 Mal venu peut-être, mais effectif, et cela pour des raisons historiques et philosophiques que Bataille ne voulait pas prendre en compte. Il ambitionnait de parvenir à la description quasi-phénoménologique de l'expérience du sujet souverain. De plus, il se trouve que ce livre étrange, La Souveraineté, commence par une décision sémantique tout aussi lourde d'ambiguïté que celle qui identifie le sujet et le souverain. Tout au début, nous lisons en effet : « La souveraineté dont je parle a peu de choses à voir avec celle des États, que définit le droit international ».16 Certes, mais alors pourquoi les langues européennes emploient-elles le même mot pour la souveraineté des États et la souveraineté du souverain ? Cette dernière étant d'ailleurs entièrement détournée par Bataille à son profit, puisqu'il la définit à partir des principes de la part maudite. Le souverain est celui qui n'accumule pas. Dans les sociétés archaïques, l'institution objective de la souveraineté représentait ce principe de non-accumulation. Admettons. La non-accumulation signifie que le souverain ou le supposé sujet comme souverain vit dans l'instant, précisément dans l'instant miraculeux. Il dissipe les richesses de ceux qui travaillent et accumulent. Or la question qui occupe une grande partie de ce livre inachevé concerne la société communiste telle que l'Union soviétique de l’époque en offrait un exemple déplorable. Bataille se demande s'il y a encore une possibilité de souveraineté dans une telle société et (puisque le premier examen en réponse à cette question donne un résultat négatif) ce qu'il reste à faire, s'il est vrai que la trace même des institutions de la souveraineté, telles qu'elles avaient cours dans les temps archaïques ou médiévaux, a entièrement disparu, laissant la place à la situation catastrophique que nous vivons aujourd'hui. « Le monde de l'accumulation est celui qui s'est débarrassé des valeurs de la souveraineté traditionnelle . . . ».17 Or c'est notre monde, nous n'en avons pas d'autre. Dès lors, seul l’« homme de l'art souverain » est capable de se mesurer à cette catastrophe « dans la menace de laquelle nous vivons »,18 dit Bataille. Ce sont presque les dernières lignes du livre. De nouveau, c'est une figure de survivant qui apparaît ici. Le survivant est celui qui peut encore témoigner de la souveraineté objective passée, peut-être, mais il est surtout celui qui témoigne de sa disparition catastrophique. L'un ne va pas sans l'autre. Et cette tâche est donc dévolue à l'homme de l'art souverain, appellation par laquelle Bataille a en vue Nietzsche et lui-même, je crois à titre presque exclusif. Le presque a ici son importance.

Bataille n'emploie pas le terme de « survivant ». Il dit : « le dernier homme ». Le dernier homme serait donc celui qui conserverait malgré tout la mémoire de que ce fut la souveraineté, ce serait l'homme de l'expérience catastrophique, car il n'y a pas d'autre manière de conserver cette mémoire. Il s'agit désormais de la mémoire d'une souveraineté impossible. Ce n'est pas tout à fait la manière dont Agamben a formulé le paradoxe de la souveraineté. Voici d'abord le passage en question :

Je ne pouvais définir la place et le sens de l’« homme de l'art souverain » dans ce monde-ci et ne pas insister sur les conséquences raisonnables d'une manière de voir moins aveugle. Mais les conséquences seules de sa pensée intéressent la foule, à laquelle sa manière de sentir est étrangère. Le plus bizarre est qu'il est, lui, à la mesure de cette catastrophe démesurée dans la menace de laquelle nous vivons. C'est qu'il vit toujours un peu comme s'il était le dernier homme.19

Il faut comprendre la logique de ces énoncés. C'est lui, cet homme de l'art souverain, qui est à la mesure de la catastrophe, qui ne fait encore que menacer. Elle n'est donc pas entièrement advenue. Oui, mais vivre à sa mesure signifie faire comme si elle était déjà advenue. Par conséquent, comme si j’étais (moi, l'homme de l'art souverain) le dernier homme. Et mon art n'est souverain qu’à cette condition. L'art produit-il des images ? Ces images seront des masques mortuaires, certes, mais elles seront moulées sur le visage du vivant. L'art souverain est l'art du survivant. Quelques lignes plus bas, Bataille écrit : « J'aimerais ouvrir si je le puis une autre perspective. Jusqu'ici j'ai parlé de Nietzsche et je parlerai maintenant de Franz Kafka ».20 Ensuite, après un dernier énoncé sur le « rien » qu'est la souveraineté, le manuscrit s'arrête. Nous ne saurons pas comment Bataille aurait parlé de Kafka, dans cette perspective ou dans une perspective différente. Il faudra donc pallier à ce manque. En se demandant si Kafka serait par hasard un autre exemple d'homme de l'art souverain ou bien tout autre chose. Mais alors dans quel sens ? En se souvenant aussi que c'est ici que Bataille s'est arrêté, en énonçant la qualité de l'art souverain, c'est-à-dire de l'art de celui qui vit toujours un peu comme s'il était le dernier homme (le survivant, le revenant ? Celui qui revient mort ? Mais alors de quelle mort ?) Et tout d'abord en sachant que cette référence au dernier homme, à son expérience, n'est qu'un écho de l'expérience intérieure, l’écho d'une phrase que Bataille avait écrite au moins une décennie auparavant, et qu'il avait mise sous l'autorité d'un autre, pas sous la sienne propre. À partir du moment où il est obligé d’énoncer la même phrase sous son autorité à lui, alors, bien entendu, la perspective change. La question est donc : Bataille était-il prêt à accepter ce changement de perspective ? Il est certain, en tout cas, que jusqu'ici l'on n'a pas prêté suffisamment attention au nom de Kafka qui apparaît ainsi brusquement, sans crier gare, sans aucune explication, à la dernière page du manuscrit de ce livre interrompu.

Le chœur, le témoin

La phrase que Bataille avait écrite une décennie plus tôt est celle que l'on peut lire dans le livre de 1943, L'Expérience intérieure, à la dernière page de la section centrale (« Le supplice »). La voici : « Blanchot me demandait : pourquoi ne pas poursuivre mon expérience intérieure comme si j’étais le dernier homme ? ».21 Il faudrait lire cette dernière page en entier, tellement elle est fabuleuse. Nous allons en tout cas la suivre pas à pas. Bataille, bien sûr, est réticent. Il résiste contre la suggestion, il fait tout pour y échapper, il formule des objections. « Cependant, je me sais le reflet de la multitude et la somme de ses angoisses. D'autre part, si j’étais le dernier homme, l'angoisse serait la plus folle imaginable ! — je ne pourrais d'aucune sorte échapper, je demeurerais devant l'anéantissement infini, rejeté en moi-même, ou encore : vide, indifférent ».22 C'est la première objection : l'expérience intérieure n'a de sens que « pour autrui », au sein de la « multitude », elle n'aurait plus aucun sens si j’étais le « dernier », donc le seul. La seconde objection est immédiatement liée à celle-ci, mais elle se formule avec la sémantique du « sujet ». L'expérience intérieure est l'expérience de la destruction du sujet, mais elle reste néanmoins une expérience où le sujet se perd, il se jette hors de lui-même « en tant que sujet », certes, mais en se faisant « conscience d'autrui », donc en se faisant témoin. Et il en arrive à exprimer la loi de la mort sacrificielle, de la dissolution du sujet dans l'expérience intérieure : « Le sujet dans l'expérience s’égare, il se perd dans l'objet, qui lui-même se dissout. Il ne pourrait cependant se dissoudre à ce point si sa nature ne lui permettait ce changement ; le sujet dans l'expérience en dépit de tout demeure . . . »23 C'est un aveu capital. Voilà donc comment il comprend l'expérience dès le début. Déconstitution du sujet ? Destruction de l'homme ? Désappropriation ? Pourtant, le sujet demeure dans sa plus grande dissolution, telle que Bataille l'envisage, à travers la pensée de la mort sacrificielle et du simulacre. C'est au milieu de cet aveu que Bataille comprend soudain ce que voulait lui dire Blanchot. Il abdique au milieu d'une phrase, il se range à la suggestion. Le sujet « se jette hors de lui-même », certes, mais en tant que témoin, comme le « choeur antique ». Le sujet reste témoin. Il reste le témoin de lui-même en restant le témoin de l'action et du drame. C'est une extraordinaire abdication que celle de Bataille. Il maintient le sujet comme témoin, tout en reconnaissant ce qu'on demande de lui. Soudain, là, au milieu de la phrase, il comprend qui est le dernier homme. C'est le sujet sans témoin, et donc le contraire de tout sujet. C'est l'homme dans lequel on aurait oblitéré le témoin. Mais il pense toujours à cette éventualité en termes de théâtre. S'il n'y avait pas de témoin dans le théâtre, que se passerait-il ? S'il n'y avait pas le choeur des rieurs, s'il n'y avait pas les sacrifiants ? Si dans le sacrifice, on ne continuait pas, malgré tout, à être son propre témoin ? Il ne veut même pas l'imaginer. Ce serait s'enfermer « au fond d'une tombe ». Et soudain, il cède, il accepte la suggestion, il dit : « c'est possible . . . », il commence à parler comme parlerait Blanchot, comme il a parlé plus tard. « . . . Le dernier sans choeur, je veux l'imaginer, mourrait mort à lui-même, au crépuscule infini qu'il serait ».24 Il mourrait mort à lui-même, sans réappropriation possible, sans simulacre, sans pouvoir être le témoin de lui-même dans sa propre mort. « Il se peut que déjà vivant, je sois enseveli dans sa tombe, — du dernier ».25 Il serait donc un mort vivant. Il serait un revenant mort. Il serait un survivant. Celui lui revient mort, qui revient en tant que témoin mort. Il l'imagine. Il n'y a jamais donné suite. Mais c'est là qu'il a touché, une fois, seulement une fois, à l'inhumanité, au-delà des figures convenues de l'animal, du monstre et du rebut. Il n'y a pas de phénoménologie du survivant, en tant que témoin mort, en tant que celui qui revient comme témoin mort. Le survivant est le contraire de tout sujet. Et pourtant, dix ans plus tard, Blanchot en proposera, quant à lui, une phénoménologie romanesque. Le dernier homme est celui qui n'a pas de témoin, parce qu'en lui-même le témoin a été oblitéré. Et Blanchot, dans Le dernier homme, en 1957, écrira : « Un Dieu lui-même a besoin d'un témoin ».26 Il écrira la rencontre impossible avec le témoin mort. Il avait donc mis sans doute son ami sur une mauvaise voie, en lui suggérant de faire comme si . . . , comme s'il était le dernier homme, de s'identifier avec lui. Et pourtant, le retour du « dernier homme » à la fin du livre sur la souveraineté le prouve, Bataille avait bien compris, lui, qui était le dernier homme. N'ayant pas de témoin, il ne peut pas non plus être le témoin de lui-même, il est condamné à être pour soi-même mort, avant même de mourir. Lorsque Bataille écrit : « le dernier sans choeur . . . », à ce moment précis, mais à ce moment-là seulement, il comprend soudain la signification du « dernier ». Auparavant, il était perdu dans ses objections, il ne l'avait pas vraiment énoncée, cette signification. Être sans témoin. Ne pas pouvoir être le témoin de soi-même. Devenir celui dans lequel le témoin est mort. Et donc être enseveli dans la tombe du dernier, de son vivant même. Plus tard, on va le voir, Blanchot énoncera les mêmes paradoxes dans sa phénoménologie romanesque du « dernier homme ». Ce ne sont même pas des paradoxes, « car c'est possible . . . je veux l'imaginer ».27 Et ce que Blanchot décrira en 1957, c'est à nouveau la rencontre avec ce dernier homme que Bataille avait quand même du mal à imaginer.

Il avait du mal à l'imaginer. Ce qui explique l'incroyable difficulté qu'il a dû surmonter pour connecter l'expérience souveraine et la souveraineté institutionnelle. Le dernier homme ne peut « témoigner » de l'impossible souveraineté précisément qu'en étant le dernier, ou en faisant comme si, ce qui en réalité exclut tout témoignage de sa part. Le véritable paradoxe, dès lors, est que seule l'expérience est souveraine, certes, mais qu'il n'y a aucun témoignage possible de cette souveraineté. La souveraineté n'admet pas de témoin, en quelque sens qu'on l'entende. Cette simple réalité, Bataille l'a répétée sur tous les tons. Le sujet souverain ne peut pas être le témoin de lui-même. Il ne peut donc pas être un « sujet ». Et cela, il fallait bien que Bataille l'admette, alors même qu'il ne voulait pas lâcher le « sujet ». C’était bien sûr une situation intenable. D'un côté, sur les traces de Nietzsche, Bataille savait bien qu'il fallait revisiter le moment où le sens moderne de sujet (et avec lui, bien sûr, le sens moderne de la souveraineté) s’était imposé, par un extraordinaire renversement sémantique. D'un autre côté, il ne pouvait évidemment pas accepter le fait que le « sujet » ne fût que l'effet de ce renversement. C'est ce qu'on pourrait appeler un double bind, si une chose pareille pouvait exister en philosophie. Où lit-on cette double contrainte contradictoire ? Bien entendu dans la formulation centrale de l'expérience intérieure, qui d'une certaine façon constitue le théorème de la souveraineté : « Blanchot me dit [. . .] que l'expérience elle-même est l'autorité. Il ajoute au sujet de cette autorité qu'elle doit être expiée »28. A nouveau, donc, comme c’était déjà le cas pour le comme si (en réalité pour le double « comme si » du « comme si j’étais le dernier homme »), il se place sous l'autorité de Blanchot. Il ne pouvait pas le dire lui-même.

Victime de ses propres lois, Rousseau

Il se trouve cependant, on le sait, qu'il l'avait dit lui-même plusieurs années auparavant, dans un contexte quand même assez extraordinaire, et dont apparemment il ne veut plus se souvenir. Il s'agit de l'article « La folie de Nietzsche », publié dans le dernier numéro d'Acéphale, en 1939. On peut lire l'article aujourd'hui dans le volume I des Œuvres complètes. Voici le passage en entier :

Celui qui a une fois compris que seule la folie peut accomplir l'homme, est ainsi amené lucidement à choisir — non entre la folie et la raison — mais entre l'imposture d’« un cauchemar justifiant des ronflements » et la volonté de se commander à soi-même et de vaincre. Aucune trahison de ce qu'il a découvert d’éclats et de déchirements au sommet ne lui paraîtra plus haïssable que les délires simulés de l'art. Car s'il est vrai qu'il doit devenir la victime de ses propres lois, s'il est vrai que l'accomplissement de son destin demande sa perte [. . .] l'amour même de la vie et du destin veut qu'il commette tout d'abord en lui-même le crime d'autorité qu'il expiera.29

Depuis le XVIIIe siècle, depuis Rousseau, le sujet est celui qui obéit à ses propres lois, c'est-à-dire aux lois dont il est lui-même la source en tant que souverain. C'est du moins l'une des façons de comprendre la révolution du sujet, son inversion de sens dans l'espace de quelques décennies (mais Rousseau n'emploie pas encore le mot « sujet » dans ce sens ; pour qu'il s'impose, il faudra d'une part le devenir-sujet du citoyen, comme le dit Balibar, mais il faudra surtout un aller-retour supplémentaire entre la France et l'Allemagne, et la mise en place d'une valeur doublement constitutive du sujet, selon la loi et selon l'image, donc aussi et déjà selon la politique et selon la littérature, il faudra expliquer cela une autre fois). Bataille, après Nietzsche, est donc bien celui qui a voulu revenir à cette « origine » historique du sujet, qui a voulu en somme renverser le cours de l'histoire, revisiter cette souveraineté définie dans l'horizon politique, celui de la citoyenneté. C'est aussi l'une des dimensions de l'expérience intérieure, qui a au fond pour finalité de rejouer la souveraineté, de la sauver de la définition strictement « rousseauiste ». Oui mais, là encore, Bataille ne le dit jamais en ces termes. Jamais, sauf précisément dans le passage que l'on vient de lire, où la souveraineté du sujet en tant que soumis à ses propres lois se retourne en la souveraineté du sujet en tant que « victime de ses propres lois ». C'est une façon de sacrifier historiquement le sujet, disons le sujet de droit, au bénéfice d'une autre souveraineté que celle qui passe par la loi et le droit.

Il se trouve que la réflexion sur le crime d'autorité que l'on doit expier (au besoin par la folie) provient en droite ligne de Nietzsche, non seulement pour son inspiration, ce qui est évident, mais aussi pour sa formulation. En effet, dans la partie II de Zarathoustra, section intitulée « De la victoire sur soi-même », on peut lire ceci dans la traduction que Georges Bataille avait sous les yeux :

Et quand ce qui est vivant se commande à soi-même, il faut que ce qui est vivant expie son autorité et soit juge, vengeur, et victime de ses propres lois.30

là où l'allemand porte simplement :

Ja noch, wenn es sich selber befiehlt : auch da noch muss es sein Befehlen büssen. Seinem eignen Gesetze muss es Richter und Rächer und Opfer werden.31

Cette traduction est celle de Henri Albert. Bataille lisait donc Nietzsche en français dans l’édition des Œuvres complètes de 1903 (mais la traduction de Zarathoustra date de 1898). Les lignes citées s'y trouvent dans le volume 9, page 161. Il se trouve que l’édition Gallimard de 1947 (mais parue initialement en 1936 et donc, après tout, c'est peut-être elle que Bataille avait sous les yeux), pour laquelle le traducteur attitré est Maurice Betz, ne diffère pas beaucoup de celle-là. Service minimum. Betz a repris mot pour mot la traduction de Henri Albert. Comme lui, il a mis « lois » au pluriel, il a transformé Befehl en « autorité » et il a gardé l'expression « victime de ses propres lois ». En 1939, Bataille se plaçait sous l'autorité de Nietzsche, à travers l'interprétation de ses traducteurs, qui le menait directement vers une nécessaire révision de la souveraineté du sujet, nécessité attribuée à Nietzsche et reprise à son compte par Bataille, dans la foulée. D'une langue à l'autre, l'inconscient de la traduction avait fait son œuvre (je n'ai aucune idée de la personnalité et des intentions de Henri Albert, sauf que, le sachant ou non, il faisait écho à Rousseau. Fin connaisseur de Nietzsche, sinon « apôtre fidèle du nietzschéisme » comme on l'a dit32, il devait quand même avoir bien compris l'une des dimensions essentielles de la pensée nietzschéenne, son « anti-rousseauisme » fondamental, au bénéfice de la souveraineté, je veux dire bien sûr : d'une autre souveraineté. Le sujet souverain de Rousseau n’était pas assez souverain ou alors il était trop politiquement souverain33). Il ne restait plus ensuite à Bataille qu’à transposer la sentence à la souveraineté de l'expérience intérieure, cette expérience sans témoin et par conséquent sans sujet, qui est donc nécessairement sa propre autorité. Mais qui est aussi une expérience qui s'annule elle-même si ne s'y ajoute pas, ou ne s'y substitue pas, le comme si du dernier homme. Celui du survivant.

En 1957, dans son dernier grand récit, Le dernier homme, Blanchot confirmera que c'est bien de cela qu'il s'agissait, ne pas pouvoir être le témoin de soi-même, alors que « un Dieu lui-même a besoin d'un témoin ». Dans l'expérience souveraine, il n'y a pas de témoignage possible. On ne témoigne pas de la souveraineté comme expérience. Il n'y a donc pas de sujet de cette expérience non plus. Dès lors, si l'on revient à l’« homme de l'art souverain », qui vit toujours un peu comme s'il était le dernier homme, son expérience est bien sûr celle du survivant, je veux dire: du survivant d'un désastre sans vérité, pour lequel nul témoignage n'est possible, parce que c'est le désastre même du témoignage. Ce qui complique singulièrement la compréhension du mot « témoin », dont j'ai fait usage plus haut. Et (je le répète maintenant) quelques lignes plus bas, toujours à la dernière page de La souveraineté, Bataille écrit: « Jusqu'ici j'ai parlé de Nietzsche et je parlerai maintenant de Franz Kafka ». Il parlera de Kafka, mais il s'arrête, il ne le fait pas. A côté de toutes les autres raisons que l'on peut avancer pour expliquer cette interruption, il y a celle-ci. Il y a Kafka. Il avait déjà écrit sur Kafka, dans une autre perspective. Ici, c'est dans la perspective du souverain et du survivant qu'il s'apprête à le faire, qu'il annonce qu'il le fera. J'imagine que tout aurait été dans ce cas bouleversé. Et qu'il aurait été obligé de prendre en compte la souveraineté de l’État, celle qui inscrit la loi sur les corps par la torture. Précisément. Mais aussi, et surtout, il aurait été obligé de prendre en compte l'histoire européenne de la souveraineté. Il aurait été obligé d'historiciser la souveraineté, en son concept et en sa mise en œuvre.

Michel Surya a essayé de relancer le débat, de compléter à sa façon ce que Bataille aurait pu écrire de nouveau sur Kafka, après le chapitre qui figure dans La Littérature et le mal. Ce qu'il aurait pu écrire et qu'il n'a pas écrit. Cela se passe dans son livre Humanimalités. Surya offre une interprétation « bataillienne » de Kafka. Et (je ne sais pas s'il l'a fait exprès) il fait d'ailleurs précéder cette interprétation d'un chapitre sur Bataille lui-même. Je voudrais m'y prendre autrement. Parce que je crois, quant à moi, qu'il ne faut pas tenter de lecture « bataillienne » de Kafka, si l'on veut rester fidèle au formidable obstacle que Bataille a rencontré, obstacle dont témoigne l'interruption de son livre. Il devait entrer dans un territoire vierge, celui du survivant. Il ne l'avait jamais fait auparavant. Il écrivait dans une langue souveraine. Il faut donc traduire dans une langue survivante pour comprendre ce qu'est une langue souveraine. Voilà le territoire vierge. La langue survivante en tant que catégorie n’était pas prévue quand les langues souveraines se sont mises en place. Elle ne l'est d'ailleurs toujours pas. Il faut donc traduire Kafka dans une langue survivante pour y comprendre quelque chose.

Notes

1.

Kafka, Gesammelte Werke, I, 199–200, ma traduction.

6.

Agamben, « Bataille e il paradosso della sovranità », 115–19.

9.

Bataille, Oeuvres complètes, XI, 485.

10.

Balibar, Citoyen sujet, et autres essais d'anthropologie philosophique. Voir en particulier p. 79, où il est bien question d'une « césure révolutionnaire », celle qui a fait jouer la double étymologie du sujet (subjectus et subjectum), pour faire du sujet à la fois (politiquement, donc) celui qui obéit à la loi instituée par lui-même et (philosophiquement, par un aller et retour entre le français de Rousseau et l'allemand de Kant) le principe constituant du savoir.

32.

L'expression « apôtre fidèle du nietzschéisme », utilisée à propos de Henri Albert, provient de Théodore de Wyzewa. Je la lis dans son essai sur Nietzsche, recueilli en 1896 dans le livre Ecrivains étrangers. Première série (Paris: Perrin), dont l'édition électronique date de 2016 (consultée le 14 mars 2023): http://obvil.sorbonne-universite.site/corpus/critique/wyzewa_ecrivains-etrangers-01/.

33.

Et c'est au fond l'argument que reprend Michel Foucault dans la leçon du 1er février 1978 au Collège de France, mais en l'inversant point par point. Le sujet souverain de Rousseau était trop souverain, il était encore défini par le système juridique qui n'a pas cessé de hanter la réflexion politique. Un autre « sujet » devait se profiler à l'horizon. Non plus le « sujet de droit », mais désormais le « sujet sexuel ». Voir Foucault, Sécurité, territoire, population, 109–10.

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